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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/812

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Le vrai danger de ces lectures, — écrit à ce propos M. Bourget, — était dans la précocité de désenchantement qu’elles risquaient de nous donner et dans le déséquilibre intérieur qui devait en résulter. Réellement innocens et naïfs, nous ne pouvions manquer d’être désorientés par cette initiation anticipée aux dessous cruels ou violens du monde. Pour ma part, et dominé que j’étais par cette imagination qui sans doute me rendait les analyses des maîtres trop vivantes, je commençai d’entrer dans une sorte de désarroi intérieur aussi insupportable qu’indéfinissable. Ma personnalité véritable sembla s’évanouir pour moi et se disperser dans celle des auteurs que je m’étais assimilés si voracement. Qui étais-je ? Qu’aimais-je ? Que voulais-je ? Que croyais-je ? Aujourd’hui et à la distance des années, je là distingue bien, cette personnalité réelle, de celle que je me façonnais tour à tour d’après les descriptions des livres. Mais, sur le moment, cette distinction était impossible pour moi à établir et même à concevoir[1]


« Que croyais-je ? » A une enfance qui avait été très pieuse succéda apparemment une longue période non pas d’impiété, ni même d’incrédulité proprement dite, mais d’incertitude et de trouble que certaines pages de la confession du « disciple » doivent nous rendre assez exactement : « Un esprit de doute grandissait en moi sur la valeur intellectuelle des croyances catholiques. Cette défiance fut alimentée par une espèce d’ambition naïve qui me faisait souhaiter, avec une ardeur incroyable, d’être aussi intelligent que les plus intelligens, de ne pas végéter parmi ceux du second ordre[2]. » Je serais bien étonné que ce ne fût pas là la transcription très fidèle d’un état d’esprit personnel.

Et ce fut dans ces dispositions d’esprit et d’âme que l’année

  1. Lettre autobiographique, p. 8-9. — Ailleurs, dans une Préface écrite pour un livre posthume de Pierre Gérard, l’Accalmie (Paris, Société d’éditions du Livre à l’auteur, 1902), M. Bourget revient avec force sur les défauts d’esprit que présente presque toujours l’ « adolescent moderne, tel que l’éducation du lycée le façonne : » « La révélation anticipée et tout intellectuelle de l’univers sentimental ne lui permet pour ainsi dire pas d’attendre son cœur. » (P. VII.)
  2. Le Disciple, éd. originale. Lemerre, 1889, p. 122. — M. Bourget, on le sait, a commencé en 1900 la publication d’une édition définitive de ses Œuvres complètes, à la librairie Plon : neuf volumes de cette édition in-8o sont actuellement publiés. Le texte en a été soigneusement revu et corrigé, et la comparaison entre le texte primitif et le texte définitif est, — nous en donnerons quelques exemples, — fort intéressante et instructive. Ces corrections pourraient se grouper sous trois chefs principaux : corrections de style, corrections doctrinales, et corrections… de chasteté, comme disait spirituellement Lamartine en parlant de sa Chute d’un ange. Le principal intérêt de ces « esquisses contemporaines » résidant peut-être dans le scrupule avec lequel nous essayons de nous conformer à la chronologie et de suivre dans le développement de leur personnalité et de leur œuvre les écrivains que nous étudions, nous renverrons toujours, sauf exception voulue, aux éditions originales des œuvres de M. Bourget.