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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/814

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Pour des jeunes gens, de telles hypothèses ne dégageaient qu’un principe de négation et de pessimisme, et cela, précisément à l’heure où les désastres de la guerre et de la Commune venaient de frapper si durement la patrie et d’imposer à nos consciences l’évidence du devoir social, l’obligation de l’effort utile et direct… Nous voyions, d’un côté, la France atteinte profondément. Nous sentions la responsabilité qui nous incombait dans sa déchéance ou son relèvement prochains. Sous l’impression de cette crise, nous voulions agir. De l’autre côté, une doctrine désespérante, imprégnée du déterminisme le plus nihiliste, nous décourageait par avance. Le divorce était complet entre notre intelligence et notre sensibilité. La plupart d’entre nous, s’ils veulent bien revenir en arrière, reconnaîtront que l’œuvre de leur jeunesse fut de réduire une contradiction dont quelques-uns souffrent encore[1]


C’est le propre des contradictions de ce genre de ne pas se réduire en un jour : il y faut le temps ; il y faut l’expérience de la vie ; il y faut la réflexion solitaire ; il y faut surtout une bonne volonté toujours en éveil et toujours tendue. La bonne volonté, dans le cas de M. Bourget, ne devait jamais faire défaut. Mais d’abord, il fallait vivre ; il fallait découvrir sa voie, et trouver un utile emploi de son activité. Né écrivain, et écrivain d’imagination, soit qu’il déférât au vœu d’une famille, éprise, comme toutes les familles, de régularité et d’ordre établi, soit qu’il voulût essayer ses forces en divers sens et se donner une solide et complète culture, soit qu’il fût tout simplement très indécis, nous le voyons en 1872 passer brillamment une licence, puis suivre assidûment un cours de philologie grecque à l’École des Hautes-Études, puis commencer, à l’exemple de Sainte-Beuve, des études de médecine. Aucun de ces essais ne sera perdu pour le futur critique et romancier. Mais enfin les Lettres l’emportèrent sur les exigences familiales. Ayant « dû, pour suffire à ses besoins, accepter le pénible métier de professeur libre, » compagnon de chaîne de Brunetière à l’institution Lelarge, il fréquente, à ses heures de liberté, les jeunes cénacles, collabore à leurs recueils éphémères, la Renaissance, la Revue indépendante, la République des Lettres, la Vie littéraire. Dans ce milieu très artificiel et tout livresque, il risquait de bien apprendre son métier d’écrivain, mais de désapprendre la vie. « Je voulais composer des romans, a-t-il dit plus tard, et je n’avais rien observé ; des vers, et je n’avais rien senti. » Parmi « ces aimables compagnons qui laissaient insatisfaite la partie la plus intime

  1. L’Échéance (Drames de famille. Plon, in-16. p. 3-5.