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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/168

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universelle, c’est-à-dire qu’elle soit valable pour toutes les volitions ; que, d’autre part, elle se fonde sur des évaluations relativement précises, en tout cas vérifiables, et pour le moment nous serons satisfaits. Donc la règle de la coordination sera bonne par cela même qu’elle sera ; sa légitimité se confondra avec sa possibilité ; et le point de vue qui permettra d’établir scientifiquement la distinction hiérarchique des différents plaisirs sera celui auquel nous devrons donner ici la préférence. En somme, Kant a-t-il procédé autrement, quand il a subordonné toute sa dialectique morale à la considération de ce qui constitue une véritable loi pratique ? Dès qu’on abandonne l’idée d’un bien antérieur à la philosophie pratique, il n’y a pas d’autre méthode possible, mais celle-ci est parfaitement justifiée.

Il a été question de la quantité dans le plaisir : c’est bien de ce côté, en effet, qu’il faut aller chercher la règle de la coordination. Le point de vue qualitatif auquel Stuart Mill a essayé de se placer n’offrirait pas ce que nous demandons. La qualité, au sens logique du mot, est un principe de comparaison, et non de subordination ; nous pourrions même montrer, si c’était ici le lieu, que la comparaison qualitative des plaisirs est impossible, attendu qu’ils représentent l’élément différentiel dans la vie affective, et que l’élément différentiel, en sa nature propre, ne se prête pas à la comparaison. D’autre part, pour prendre l’idée de qualité au sens moral, au sens de valeur, il faudrait que la philosophie pratique eût déjà prononcé, et qu’une règle indiquant les différences de valeur eût été déjà trouvée ; or c’est justement cette règle que nous cherchons en ce moment. Avec l’idée de quantité, il en est tout autrement. La distinction du plus et du moins s’offre d’emblée, et donne lieu tout naturellement à des degrés, donc à une subordination. En outre, le caractère scientifique de cette distinction est incontestable. La catégorie de quantité n’est-elle pas la catégorie scientifique par excellence ? Il s’agit seulement de savoir si le plaisir se prête à l’application de cette catégorie ; si, à parler rigoureusement, il peut être question de plus ou de moins de plaisir, et si ce plus ou moins pourrait être estimé avec une précision suffisante pour une coordination vraiment scientifique.

On se souvient des critiques adressées à cet égard à la théorie de Bentham : pour la plupart, elles sont justes. Et nous-même, nous avons soutenu ailleurs[1] que l’unité numérique est fournie par le fait indécomposable de conscience ; par conséquent que le plaisir, qui n’épuise pas à lui seul ce fait, qui n’en est qu’une face, et encore à

  1. Le Phénomène, p. 397.