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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/192

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sont formées dans le passé sous l’empire de sentiments laïques et profanes, souvent étrangers, parfois hostiles même, à ses principes. Le temple de Delphes, au temps d’Alcibiade, était de moins en moins le conseiller de la Grèce ; mais il en était toujours le trésorier ; là était le trésor d’Athènes, de l’Athènes railleuse et à demi sceptique qui s’était enrichie par ses victoires sur les Doriens religieux et dévots ou par son commerce avec les barbares impies. L’Église chrétienne, à présent, ressemble fort au temple delphique.

En quoi consiste donc son action sur la population ? En ce qu’elle tend à perpétuer ou à raviver ce culte de la famille, que M. Dumont loue avec éloquence chez les habitants du Céleste Empire. C’est par ce penchant domestique et coutumier où elle incline le cœur du croyant, même devenu aux trois quarts incrédule, que la religion lutte avec fruit contre le penchant opposé, qui est justement cet idéalisme individuel, cause de tous nos maux. Aimer quelque chose plus que la vie, quelque chose où l’on espère revivre ou se survivre ; elle crée ou entretient en nous cette double force, condition du sacrifice. Le songe de l’immortalité, même après le réveil, nous laisse longtemps l’habitude de déployer le vol de nos désirs dans le champ de la durée plutôt que dans celui de l’étendue terrestre occupée pendant le court moment de l’existence. Qui se préoccupe aujourd’hui de ce que deviendront ses petits-fils et arrière-petits-fils ? Je n’aperçois maintenant un pareil souci que parmi ceux qui sont préoccupés de leurs ancêtres ; et la plupart, dont on se moque, sont imbus de l’esprit ou du sentiment religieux. Or, il est évident que le progrès de la population est intimement lié à ce vœu de postérité, faisant suite à ce rêve d’éternité. Le malheur est, pour la civilisation contemporaine, principalement sous sa forme démocratique, que, à l’inverse de la religion, elle invite, elle habitue l’individu à pratiquer le carpe diem d’Horace, à restreindre sa prévoyance, de plus en plus vigilante, mais de plus en plus étroite, aux limites de son existence, à oublier les descendants aussi complètement que les aïeux. Mais cet individualisme est-il essentiel à l’idée que nous devons nous faire de la civilisation et de la démocratie ? Non. M. Dumont cite avec éloge et avec une vive sympathie (p. 393 et suiv.) un passage trop peu remarqué, et qui m’avait frappé moi-même, de la Cité chinoise, par M. Eugène Simon. Cet écrivain, qui connaît si bien la Chine, pays exubérant d’enfants, comme on sait, bien que civilisé et démocratisé tant de siècles avant nous, nous montre de quelle façon on est égalitaire là-bas. Tandis que nous nous payons de mots en proclamant de bouche l’illusoire égalité des individus, le Chinois croit à l’égalité vraie, à l’égalité des familles ; il n’est pas une famille si brillante actuellement, en effet, qui n’ait eu dans son long passé, connu de tous, des membres obscurs ; et il n’en est pas de si obscure qui n’ait eu dans la suite indéfinie de ses ancêtres quelque glorieux représentant ou ne puisse l’attendre des générations futures. Il y a compensation dans l’ensemble, et cela suffît à l’individu, quand l’individu a appris à se connaître