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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/194

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jusque dans les moindres villes, des foyers de culture scientifique, artistique, qui dispensent d’aller prendre étincelle au feu parisien. Certes, c’est là un beau plan, et moins dispendieux, et plus pratique, et beaucoup plus près de se réaliser, qu’on ne le croit communément. Mais cela, au fond, qu’est-ce, si ce n’est l’émanation poussée à bout, Paris multiplié en une foule de petits Paris à son image, sorte de multiplication des pains de l’esprit ? C’est ainsi que la centralisation politique aboutit naturellement à la décentralisation intellectuelle ; le centre, à force de rayonner, se réfléchit et se disperse dans le cercle entier.

Mais toute la question n’est pas là. Il ne s’agit pas seulement de savoir comment le déclin de la population pourra être empêché, et le progrès de la population favorisé ; il est bon aussi de nous demander jusqu’à quel point ce dernier progrès importe à celui de l’humanité, qui est notre grand but. Posons-nous donc ce problème ardu. Qu’est-ce qui vaut le mieux, un monde qui nourrit le plus grand nombre possible de sociétaires médiocrement heureux, médiocrement riches, médiocrement instruits et cultivés, ou un monde qui élève au plus haut degré possible de savoir, de culture, de richesse, de bonheur, un nombre médiocre d’associés ? Le problème ainsi posé, remarquons-le, ne signifie pas que le perfectionnement interne des individus est toujours en opposition avec leur accroissement numérique, autrement dit, pour employer les expressions de M. Dumont, que la viriculture intensive est absolument opposée à la viriculture extensive. Ce n’est qu’à partir d’un certain chiffre de population, assez élevé, variable d’après la nature des civilisations et les aptitudes des races, que cette opposition se produit ; et aussi longtemps que la sève des inventions civilisatrices est en train de monter dans toutes ses branches, ces deux genres de viriculture se prêtent au contraire un mutuel appui, l’augmentation en nombre offrant plus de chances à l’apparition d’un génie exceptionnel qui fera l’ascension d’un pic supérieur, et les découvertes géniales permettant à un plus grand nombre d’hommes de vivre sur le même espace. Mais, au delà d’une certaine densité de population, et quand le système d’une civilisation est à peu près achevé, complet, adulte, susceptible encore d’améliorations de détails, non de remaniements profonds, n’est-il pas alors manifeste que la société doit choisir entre ces deux fins, multiplier les vies ou élever la vie ?

Ce problème, l’Empire romain et l’Empire chinois l’ont résolu, prématurément l’un et l’autre d’ailleurs, en deux sens contraires. Lequel des deux a eu raison ? Il nous semble que, sans l’invasion des barbares, la solution romaine, disons aussi bien hellénique ou française, serait reconnue en somme supérieure à l’autre. La qualité des hommes importe, à coup sûr, plus que leur nombre, leur nombre n’importe qu’autant qu’il sert à développer leur qualité ; ainsi le voulaient Platon, Aristote, et la plupart des sociologues grecs, qui ont fait tant de sociologie sans le savoir. Mais ils chiffraient par dizaines de mille le maximum