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Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/241

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maison d’un paysan où je vais demander asile… c’est bien dur… mais moins que d’aller à la porte de cet affreux hospice où j’aurais perdu mon enfant… N’est-ce pas, cher petit, que tu ne veux pas aller dans le tour ?… Oh ! non, tu veux rester là… avec ta mère… ta bonne mère ! »

« Puis elle continua ainsi de parler à son enfant sans plus penser à moi.

« Cet amour de mère me pénétrait jusqu’au fond de l’âme. Émue, tremblante, entraînée par une sympathie ardente dont je ne me rendais pas compte, je pensai au seul bien qui m’appartint, je tirai de mon écrin une bague de quelque valeur, et je la tendis à la pauvre femme, en disant :

— « Voilà du pain pour votre enfant.

« Puis je m’éloignai rapidement en fondant en larmes.

« Peu d’instants après, la diligence passa et nous partîmes.

« Nous n’étions plus seuls le comte de Rocheboise et moi, et la voiture allait vite : choses qui me semblaient favorables en ce moment !… Quelle différence, mon Dieu, du départ au retour… c’était bien le cours de la vie !

« Depuis le matin, je l’ai dit, le comte avait avec moi l’air libre et dégagé comme un homme délivré de longues fatigues ; hautain comme un grand seigneur envers une maîtresse subalterne, content de sa personne comme celui qui s’admire dans son ouvrage. Il m’avait achetée par plusieurs mois de soins assidus, de sentiments affectés, de changements de figure, d’élans de passion simulés… quelquefois véritables pour être plus irrésistibles… j’étais bien à lui ; il n’avait plus rien à dépenser pour moi. Ce que je devais souffrir de honte, de remords, ma destinée perdue, il n’y songeait pas ; sa vanité et son égoïste désir satisfaits, il ne voyait rien de plus.

« Quelques instants après le départ, nous remontions cette pente rapide où la veille notre voiture s’était brisée ; la diligence allait très-lentement, ce qui me permettait de suivre de l’œil ma pauvre jeune mendiante que je venais de découvrir au bord de la route, où elle cheminait tête nue, garantissant son enfant contre le vent qui enlevait son châle et ses cheveux… Cette femme arrêtait malgré moi mes regards… Je fus soudain frappée d’une prévision qui me traversa le cœur : je songeai que je pouvais être mère aussi, et que tel serait mon sort… Il me semblait me voir là au bord de cette route, comme dans un de ces miroirs magiques où l’on découvre son image tel qu’on sera dans l’avenir. »

Jeanne se tut quelques instants. Assise sur son lit, le regard perdu dans l’espace, elle recueillait dans sa pensée les événements qui allaient suivre… Mais devant ce tableau d’infortune, ses traits prirent une empreinte d’ineffable mansuétude. Un sentiment de l’essence la plus pure venait dès ce moment planer sur toutes ses misères : elle n’avait plus que de douces peines à retracer.

La mourante continua ainsi son récit :

« En arrivant à Versailles, je ne voulus pas retourner dans la maison que j’avais habitée, où tout était encore empreint des souvenirs de mon père et de mes années de jeunesse, aux amours si vrais, aux espérances si trompeuses… Je louai assez loin de là une petite chambre solitaire, où je vécus de mon travail.

« Tout était déjà fini entre Rocheboise et moi. Il avait vu le désenchantement de mon cœur et le terme subit de ma passion pour lui avec une impatience amère. Il voulait bien avouer m’avoir séduite par une simple fantaisie de grand seigneur ; mais il pensait que mon idolâtrie invincible survivrait à cette révélation même. En même temps, il fut appelé à Paris, où le retour des princes légitimes amenait du changement, favorable dans sa situation de fortune, et je ne le revis plus.

« Depuis quelque temps, je menais l’existence la plus morne, la plus dépouillée, dans l’absence de toute affection, dans le calme sombre d’une destinée tristement accomplie, quand soudain, au milieu de cette sphère glacée, il pénètre en moi une source infinie de joies instinctives, d’espérances et de craintes, avec la certitude d’être bientôt mère.

« Oh ! rien ne pourrait, exprimer la révolution que cet événement, si imposant pour toutes les femmes, opéra sur mon âme dans le désert que le malheur avait formé autour de moi !… Ce qui dominait tout le reste était l’amour de