Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/250

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et à huiler… Elle se purgea, se sinapisa, se fit sucer le trop de sang par des sangsues. Et elle se mit à vivre, bourgeoisement, la vie de famille.

Elle en avait une, qu’elle avait prise, toute pondue, et dont elle acheva de régler légalement l’adoption. Trois enfants, entre quatorze et dix-sept ans. La mère. Perpétue Passereau — (elle avait affublé son pif Bellevillois du nom de grenade sur l’oreille : Carmen, qui lui allait comme un chapeau de paille à un bourricot) — avait été une de ses vieilles compagnes de travail et d’aventures. Elle lui rappelait ses premières armes, ses durs débuts à Paris. Une fidélité de vingt-cinq années. Sylvie n’oubliait pas ses vieux chiens, même si c’était un chien coiffé, un peu toqué, pataud, gaffeur, qu’elle bourrait de coups de poing, comme l’encombrante Perpétue, qui, sans rancune, lui léchait la joue. Elle avait fait un sot mariage, dont le bon Dieu l’avait délivrée, sans la délivrer de son extravagance. Le mari, coureur, buveur, avait disparu à la guerre. Carmen s’était hâtée de le remplacer. Sans posséder le périlleux équilibre de Sylvie, elle en copiait les fantaisies et l’exemple ruineux. Elle avait été la proie des amants, se faisait gruger et dépouiller par un joueur, qui, finalement, l’amena (sans l’obliger, ce qui est le comble de l’art) à se vendre à d’autres pour l’entretenir. Bonne femme au reste, travailleuse, sans dessoûler de son ivresse de plaisir. Elle n’avait jamais perdu, même aux pires heures, son fatalisme de bonne humeur ; et, pour conclure, quand il lui fallut s’en aller, elle fit une fin édifiante dans les bras d’un brave prêtre, très humain, — mais sans pouvoir sincèrement regretter ses péchés : elle le dit, en toute franchise, au curé qui fit semblant de ne pas trop entendre ; et, de son côté, docilement, sous sa dictée, elle ânonna son mea culpa, « afin, dit-elle, de lui faire plaisir. » Elle se vit mourir, sans émoi, versant une larme cependant à la pensée de ses enfants ; mais elle fut tout à fait tranquillisée de les laisser à