Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/309

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meil elle n’eût parlé, gémi, même crié. Une voix de femme, volubile, saccadée, aux modulations riches, plaintives et courroucées. Dans les premiers temps, réveillé par ce flux de paroles en une langue qu’il ne comprenait pas, il avait pensé qu’elle n’était point seule, et il avait frappé avec colère contre son mur. Elle se taisait alors, et il l’entendait, après, longtemps, comme lui, se retourner sans sommeil dans le lit. Il avait regret de sa brusquerie, car il savait trop le prix de quelques heures de sommeil pour ceux qui peinent, pour ne pas sentir le remords d’en avoir frustré un autre. Il imaginait (non sans raison) que la femme qu’il venait d’arracher à son monologue était crispée dans la crainte d’y retomber. Et en vérité, l’étrangère, que venait de souffleter le brutal réveil, brûlait aux joues dans la nuit. Non qu’elle se souciât de gêner ses voisins. Elle avait un mépris total de ce qui l’entourait. Mais une colère contre soi de s’être livrée dans son sommeil. Et elle s’empêchait de se rendormir jusqu’au matin.

Avec le temps, ils s’habituèrent l’un à l’autre. Il s’imposa de tolérer ces coulées de paroles dans la nuit ; et même, il finit par y trouver une compagnie : la voix était belle, grave, un peu voilée, âpre parfois, parfois douloureuse : il avait pitié. Encore une qui avait porté plus que son faix de la vie !… Il ne savait pas que lui-même offrait à l’autre un spectacle du même ordre. Elle l’entendait parler et s’agiter derrière le mur. Mais elle ne faisait rien pour l’éveiller ; et il ne savait pas, au réveil, qu’il avait parlé. Bien d’autres dans la maison monologuaient, s’agitaient en rêve, et dans leurs ronflements éructaient des mots informes. Tous ces corps fatigués, cuisant dans la cuve du sommeil, digéraient lourdement leur âme corrompue, souillée, blessée, avide et lasse, criant grâce, ou aboyant au gibier.

Ce délire des nuits devenait chronique dans l’orga-