Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/40

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traité. Pension modique, contre engagement à travail sévère, que contrôleraient les examens. L’engagement fut observé : Henriette Ruche, qui se croyait libre des préjugés (et elle considérait telle la vieille morale), avait une vertu et un vice qui lui en tenait lieu : son orgueil de femme, concentré, triple essence. Entre elle et le père, entre elle et le petit monde de province qui la dénigrait et qui l’épiait, il y avait un défi porté. Elle le tint. Rien à dire sur sa conduite. En apparence, tout au moins. Elle se gardait. Quant à ce qui est du fond, elle en faisait son affaire : elle n’en devait compte à personne. Ce que chacun pouvait voir, c’était qu’elle réussissait régulièrement, aux examens ; c’était, au témoignage de ses maîtres, que sa remarquable intelligence égalait ou distançait celle de ses meilleurs camarades, distraits par d’autres pensées. — Et cependant, il s’en fallait que l’intelligence fût sa raison de vie. Elle demeurait énigmatique à ceux qui l’approchaient. Elle l’était peut-être à soi.

Elle habitait non loin du Val de Grâce, à l’un des points les plus resserrés de la rue St-Jacques, — cette vieille corde de violon tendue par-dessus le chevalet de la Montagne Ste-Geneviève, avec des gorges et des nœuds. L’antique maison s’infléchissait, comme sous l’archet, vibrante des lourds autobus qui passaient. Au rez-de-chaussée, on entendait frémir les ferrailles d’une quincaillerie et tinter les bouteilles d’un débit de vins. La porte étroite sur la rue et l’escalier sans jour, de pierre usée, menaient à un entresol écrasé sous l’avancée du premier. L’unique pièce sans vestibule, qui constituait tout le logement, ouvrait directement sur l’escalier ; elle était reliée primitivement au magasin du rez-de-chaussée par un escalier intérieur dans le plancher. Le peu de jour était encore éteint par les lourds rideaux envoyés de province. Mais la pièce, sinueuse, toute en longueur, calquée sur le ventre de femme enceinte que la rue dessinait en creux