Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/95

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les agents de Guichard, à coups de triques, et les mitraillaient de grilles de fonte mises en morceaux. Sainte-Luce et Marc furent emportés par le flot ; en un instant ils se trouvèrent jetés au cœur de la bagarre ; et toujours poussés, ils passèrent, trouant la barre des agents. Ils avaient vu, au pas de course, luire des lames de couteau, et des visages ensanglantés. Et devant eux, Bouchard enfonçait, à coups de crâne, le ventre d’un Goliath de police. En descendant les Champs-Élysées, leur bande réduite se reforma en colonne ; mais Chevalier n’y était plus… « Passez, muscade !… » Il avait su, fort à propos, avec sa compagne, se hisser sur le perchoir à Anatole, pour lui servir de garde du corps. Au bas de l’impériale avenue, de nouveaux combats attendaient les manifestants ; ils n’étaient plus de force contre le nombre de l’ennemi. Il fallut que la troupe se disloquât et qu’on tâchât, par petits groupes, de rentrer dans Paris par une des voies de traverse, quitte à opérer ensuite le rassemblement sur la place de l’Opéra. Marc vit Véron, passant devant la bouche d’un caniveau, y jeter son revolver ; et Véron, qui surprit le regard de Marc, lui dit en riant :

— « Il a droit au repos. Il a travaillé. »

Mais Bouchard refusa de se défaire d’un long couteau qui lui gonflait la poche, et qu’il exhibait seulement par bravade : car ses lourds poings lui suffisaient.

Sainte-Luce n’avait point lâché le bras de Marc, trop occupé pour s’apercevoir de ce grappin, qu’il abhorrait ; il était pâle et excité, parlait tout haut, ne voyait pas que le sage pilote, au gouvernail, détournait la barque vers la gauche et lui faisait franchir les plates-bandes de l’avenue, le dirigeant vers une issue. Comme un enfant, il s’amusait à sentir sous ses pieds l’herbe défendue, et il eût voulu s’arrêter pour arracher une branche en fleur de marronnier. Mais la police avait prévu le mouvement de côté, et elle précipita la déban-