Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/17

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cette tendresse extrême ! Heureux, il pense au seul homme qu’il sache malheureux, il pleure et il voudrait se dévouer pour lui. Il embrasse un vieux cheval, il lui demande pardon de l’avoir fait souffrir. Il est heureux d’aimer, même n’étant pas aimé. Déjà l’on aperçoit les germes de son futur génie : son imagination, qui le fait pleurer, de ses propres histoires ; sa tête toujours en travail, qui toujours cherche à penser ce à quoi pensent les gens ; sa faculté précoce d’observation et de souvenir[1] ; ce regard attentif qui scrute les physionomies, au milieu de son deuil, et la vérité de leur douleur. À cinq ans, il sentit, dit-il, pour la première fois, « que la vie n’est pas un amusement, mais une besogne très lourde[2] ».

Heureusement il l’oubliait. En ce temps-là, il se berçait de contes populaires, des bylines russes, ces rêves mythiques et légendaires, des récits de la Bible, — surtout de la sublime Histoire de Joseph, que, vieillard, il donnait encore pour le modèle de l’art, — et des Mille et une Nuits, que, chaque soir, chez sa grand mère, récitait un conteur aveugle, assis sur le rebord de la fenêtre.

  1. N’a-t-il pas prétendu, dans des notes autobiographiques (datées de 1878), qu’il se rappelait les sensations de l’emmaillotement et du bain d’enfant dans le baquet ! (Voir Premiers Souvenirs. Une traduction française en a été publiée dans le même volume que Maître et Serviteur.)
    Le grand poète suisse Carl Spitteler a, lui aussi, été doué de cet extraordinaire pouvoir d’évoquer ses images du seuil de la vie. Il a consacré tout un livre (Meine frühesten Erlebnisse) à ses toutes premières années d’enfance.
  2. Premiers Souvenirs.