Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/209

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lui. Et comment fera celui qui a reçu du sort le don superbe et fatal de voir la vérité, de ne pouvoir pas ne la point voir ? Qui dira ce que Tolstoï a souffert du continuel désaccord de ses dernières années, entre ses yeux impitoyables qui voyaient l’horreur de la réalité, et son cœur passionné qui continuait d’attendre et d’affirmer l’amour !

Nous avons tous connu ces tragiques débats. Que de fois nous nous sommes trouvés dans l’alternative de ne pas voir, ou de haïr ! Et que de fois un artiste, — un artiste digne de ce nom, un écrivain qui connaît le pouvoir splendide et redoutable de la parole écrite, — se sent-il oppressé d’angoisse au moment d’écrire telle ou telle vérité[1] ! Cette vérité saine et virile, nécessaire au milieu des mensonges modernes, des mensonges de la civilisation, cette vérité vitale, semble-t-il, comme l’air qu’on respire… Et puis l’on s’aperçoit que cet air, tant de poumons ne peuvent le supporter, tant d’êtres affaiblis par la civilisation, ou faibles simplement par la bonté de leur cœur ! Faut-il donc n’en tenir aucun compte et leur jeter implacablement cette vérité qui tue ? N’y a-t-il pas, au-dessus, une vérité qui, comme dit Tolstoï, « est ouverte à l’amour ? » — Mais quoi ! peut-on pourtant consentir à bercer les hommes avec de consolants mensonges, comme Peer Gynt endort, avec ses contes, sa vieille maman mourante ?… La société

  1. « J’écris des livres, c’est pourquoi je sais tout le mal qu’ils font… » (Lettre de Tolstoï à P.-V. Vériguine, chef des Doukhobors, 21 novembre 1897, Corresp. inéd., p. 241.)