Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/69

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Il faut, pour bien sentir la puissance de l’œuvre, se rendra compte de son unité cachée[1]. La plupart des lecteurs français, un peu myopes, n’en voient que les milliers de détails, dont la profusion les émerveille et les déroute. Ils sont perdus dans cette forêt de vie. Il faut s’élever au-dessus et embrasser du regard l’horizon libre, le cercle des bois et des champs ; alors on percevra l’esprit homérique de l’œuvre, le calme des lois éternelles, le rythme imposant du souffle du destin, le sentiment de l’ensemble auquel tous les détails sont liés, et, dominant son œuvre, le génie de l’artiste, comme le Dieu de la Genèse qui flotte sur les eaux.

D’abord, la mer immobile. La paix, la société russe à la veille de la guerre. Les cent premières pages reflètent, avec une exactitude impassible et une ironie supérieure, le néant des âmes mondaines. Vers la centième page seulement, s’élève le cri d’un de ces morts vivants, — le pire d’entre eux, le prince Basile :

Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi ? J’ai dépassé la cinquantaine, mon ami… Tout finit par la mort… La mort, quelle terreur !

    l’espoir que l’odeur seule de mon esprit serait insupportable à ceux qui tirent sur les hommes, pour le bien de l’humanité. » (Ibid., p. 132.) — À cette heure de sa vie, la crise religieuse était commencée : il allait brûler toutes ses idoles anciennes.

  1. La première traduction française de Guerre et Paix, composée à Saint-Pétersbourg, date de 1879. Mais la première édition française est de 1885, en 3 volumes, chez Hachette. Tout récemment, une nouvelle traduction, intégrale, en 6 volumes, vient d’être publiée dans les Œuvres complètes (t. vii-xii).