Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/9

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J’ai lu chez d’éminents critiques cette thèse que Tolstoï devait le meilleur de sa pensée à nos écrivains romantiques : à George Sand, à Victor Hugo. Sans discuter l’invraisemblance qu’il y aurait à parler d’une influence de George Sand sur Tolstoï, qui ne la pouvait souffrir, et sans nier l’influence beaucoup plus réelle qu’ont exercée sur lui J.-J. Rousseau et Stendhal, c’est bien mal se douter de la grandeur de Tolstoï et de la puissance de sa fascination sur nous que de l’attribuer à ses idées. Le cercle d’idées dans lequel se meut l’art est des plus limités. Sa force n’est pas en elles, mais dans l’expression qu’il leur donne, dans l’accent personnel, dans l’empreinte de l’artiste, dans l’odeur de sa vie.

Que les idées de Tolstoï fussent ou non empruntées — nous le verrons par la suite — jamais voix pareille à la sienne n’avait encore retenti en Europe. Comment expliquer autrement le frémissement d’émotion que nous éprouvions alors à entendre cette musique de l’âme, que nous attendions depuis si longtemps et dont nous avions besoin ? La mode n’était pour rien dans notre sentiment. La plupart d’entre nous n’ont, comme moi, connu le livre d’Eugène-Melchior de Vogüé sur le Roman russe qu’après avoir lu Tolstoï ; et son admiration nous a paru pâle auprès de la nôtre. M. de Vogüé jugeait surtout en littérateur. Mais nous, c’était trop peu pour nous d’admirer l’œuvre : nous la vivions, elle était nôtre. Nôtre, par sa vie ardente, par sa jeunesse de cœur. Nôtre, par son désen-