Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/176

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450 LETTRES SUR LA VERTU

servation. L’un et l’autre ont aussi les défauts des facultés qu’ils représentent. Plus l’œil se fixe à des objets éloignés, plus il est sujet aux illusions d’optique, et la main, tou- jours attachée à quelque partie, ne saurait embrasser un grand tout. Il est certain que la \ue est de tous nos sens celui dont nous reœvons à la fois le plus d’instructions et le plus d’erreurs ; c’est par elle que nous jugeons de pres- que toute la nature, et c’est elle qui nous suggère presque tous nos feux jug^nents. Vous avez ouï parler de la fa- meuse opération de l’aveugle-né, à qui non pas un saint mais un chirurgien ayant rendu la vue, il lui fallut beau- coup de temps pour apprendre à s’en servir. Selon lui tout ce qu’il voyait était dans son œil ; en regardant des corps inégaux dans l’éloignement, il n’avait nulle idée ni des grandeurs, ni des distances ; et quand il commença à discerner les objets, il ne pouvait encore distinguer un portrait d’un original. On oublia de s’assurer s’il voyait les objets renversés. Avec toute l’expérience acquise, il n’y a nul homme qui ne soit sujet à porter par la vue de faux jugements des objets qui sont éloignés, à faire de fausses mesures de ceux qui sont sous ses yeux, et ce qu’il y a de plus étonnant est que ces erreurs ne sont pas même toujours dans les règles de la perspective.

Mais si la vue nous trompe si souvent, et que le toucher seul la corrige, le toucher lui-même nous trompe en mille occasions. Qui nous assurera qu’il ne nous trompe pas toujours, et qu’il ne feudrait pas un sixième sens pour le redresser ?’ L’expérience de la petite boule roulée entre deux doigts croisés montre que nous ne sommes pas moins esclaves de l’habitude dans nos jugements que dans nos in- clinations. Le toucher qui se pique de juger si bien des â-