Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/208

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f82 MORCEAU ALLÉGORIQUE

cœur enflammé, et de Tautre elle acérait un poignard.

Cet aspect fit frémîr le philosophe ; mais loin de révolter les spectateurs, ils n’y virent, au lieu d’un air de cruauté, qu’un enthousiasme céleste, et sentirent augmenter pour la statue ainsi découverte le zèle qu’ils avaient eu pour elle sans la connaître.

« Peuples l leur cria d’un ton plein de feu l’intrépide vieillard qui s’en aperçut, quelle est votre folie de servir des dieux qui ne cherchent qu’à nuire, et d’adorer des êtres encore plus malfaisants que vous ? Ah I loin de les forcer par d’indiscrets sacrifices à songer à vous pour vous tourmenter, tâchez plutôt qu’ils vous oublient, vous en serez moins misérables ; vous croyez leur plaire en détrui- sant leurs ouvrages : que pouvez-vous espérer d’eux, sinon qu’ils vous détruisent à leur tour ? »

Les ministres ne lui permirent pas de poursuivre, et, l’interrompant à grand bruit, ils demandèrent au peuple justice de cet ingrat qui pour prix d’avoir re- couvré, disaient-ils, la vue sur l’autel de la déesse, osait en profaner la statue et en décrier le culte. Aussitôt tout le peuple se jette sur lui, prêt à le mettre en pièces ; mais les ministres, voyant sa mort assurée, voulurent la revêtir d’une forme juridique, et le firent condamner par l’as- semblée à boire l’eau verte, sorte de mort souvent im- posée aux sages. Tandis qu’on préparait la liqueur, les amis du vieillard voulurent l’emmener secrètement ; mais il refusa de les suivre : « Laissez-moi, leur dit-il, aller recevoir le prix de mon zèle de celui qui en est l’objet. En vivant parmi ces peuples, ne m’étais-je pas soumis à leurs lois, et dois-je les enfreindre au moment qu’elles me cou- ronnent ; ne suis-je pas trop heureux, après avoir consacré