Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/302

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276 LE PETIT SAVOYARD

soldat tout cicatrisé qui lui demandait la permission de se retirer : « Eh quoi! vous imaginez-vous d’être encore en vie ? » Cet homme si blasé avait pourtant un fils qui ne se sentait pas encore de la mauvaise sanfé de son père, mais prenait le vrai chemin d’y arriver aussi promptement et de perdre de bonne heure les facultés et le goût du plaisir par Tusage immodéré des plaisirs. .

Ce jeune homme, qui paraîtra plusieurs fois sur la scène de ma vie, en était le fléau, et quand il n’aurait eu de part qu’au premier événement qui m’a éloigné de ma patrie, c’est à lui que j% dois m’en prendre de tous les malheurs qui en ont été la suite. Je me hâte d’en venir à cette première époque d’où je date l’histoire de mes infor- tunes.

J’avais une sœur plus âgée que moi de quelques années et qui, à peine hors de l’enfance, frappait déjà les regards et se faisait remarquer avantageusement dans une province si fertile en belles personnes. C’était une brune, vive et folâtre qui se livrait à toute son humeur enjouée avec d’au- tant moins de ménagement qu’elle ^l’ avait point reçu ces instructions dangereuses de modestie et de retenue avec lesquelles les jeunes filles bien élevées prennent toujours, et de si bonne heure, des lumières qu’elles ne tardent guère de mettre à profit. Ma sœur n’était point de ces au- tomates apparentes, de ces idiotes factices, en qui le calme extérieur ne fait que concentrer l’orage au-dedans : elle était étourdie parce qu’elle était sage ; et, pour être plus modeste, il ne lui fallait qu’un peu moins d’innocence. Ma mère, femme pleine de sens, n’avait jamais songé à ré- primer cette gaieté ; et mon père, qui était fou de sa tîlle, se pâmait de joie en la voyant animer toute la jeunesse du