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336 FRAGMENT BIOGRAPHIQUE.

écrits leur donnait une chaleur capable de suppléer quelquefois à la force du raisonnement ; élevé pour ainsi dire au dessus de moi-même par la sublimité de mon sujet, j’étais comme ces avocats, plus célèbres qu’éloquents, qu’on prend pour de grands orateurs parce qu’ils plaident de grandes causes, ou comme ces prédicateurs évangéliques qui prêchent sans art, mais qui touchent parce qu’ils sont eux-mêmes touchés.

Ce qui rend la plupart des livres modernes si froids avec tant d’esprit, c’est que leurs auteurs ne croient rien de ce qu’ils disent et ne se soucient pas même de le faire croire aux autres ; ils veulent briller et non convaincre ; ils n’ont qu’un objet qui est la réputation, et s’ils croyaient qu’un sentiment contraire au leur les y mènerait plus sûrement, aucun d’eux n’hésiterait d’en changer. Mais c’est un grand avantage pour bien parler que de dire toujours ce qu’on pense ; la bonne foi sert de rhétorique, l’honnêteté de talent, et rien n’est plus semblable à l’éloquence que le ton d’un homme fortement persuadé. Je fus attaqué de toutes parts, et comment ne l’aurais-je pas été : j’avais eu quelque succès dans le monde et maltraité les savants. D’ailleurs on s’était tellement accoutumé à confondre la sagesse avec le savoir, que les gens de bien mêmes étaient alarmés de voir accuser ce qu’ils avaient admiré si longtemps.

Le zèle de la vertu mit la plume dans une de ces mains redoutables qui tiennent le glaive ; le même zèle me la fil reprendre à mon tour. Un grand prince daigna m’attaquer en philosophe ; j’osai répondre en homme libre. Heureux de bien faire à si peu de risques. Qu’en coûterait-il de dire aux rois la vérité, s’il leur en coûtait si peu de l’entendre ?