Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/118

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bougies plus flexibles parvinrent en effet à s’insinuer : mais, en rendant compte à madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le repos et l’agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à l’assujettissement d’un emploi pour lequel je ne me sentais que du dégoût. D’ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venais d’adopter avec un état qui s’y rapportait si peu ? et n’aurais-je pas bonne grâce, caissier d’un receveur général des finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté ? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s’y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher ; et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les résolutions que j’avais prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l’opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j’eus à combattre, et les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu’il était possible, et plus que je n’avais espéré moi-même. Si j’avais aussi bien secoué le joug de l’amitié que celui de l’opinion, je venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu ; mais, tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paraissant s’occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s’occupaient en effet qu’à me rendre ridicule, et commencèrent par travailler à m’avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l’époque, qui m’attira leur jalousie : ils m’auraient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire ; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui semblait les importuner. J’étais né pour l’amitié ; mon humeur