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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/147

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les entrées, qui me furent d’un grand agrément, car j’ai toujours préféré le Théâtre-Français aux deux autres. La pièce fut reçue avec applaudissement, et représentée sans qu’on en nommât l’auteur ; mais j’ai lieu de croire que les comédiens et bien d’autres ne l’ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient les rôles d’amoureuses ; et quoique l’intelligence du tout fût manquée à mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de l’indulgence du public, qui eut la patience de l’entendre tranquillement d’un bout à l’autre, et d’en souffrir même une seconde représentation, sans donner le moindre signe d’impatience. Pour moi, je m’ennuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu’à la fin ; et, sortant du spectacle, j’entrai au café de Procope, où je trouvai Boissy et quelques autres, qui probablement s’étaient ennuyés comme moi. Là, je dis hautement mon peccavi, m’avouant humblement ou fièrement l’auteur de la pièce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l’auteur d’une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré, et me parut très-peu pénible. J’y trouvai même un dédommagement d’amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait ; et je crois qu’il y eut en cette occasion plus d’orgueil à parler, qu’il n’y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer ; et dans la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu plus que je n’avais fait jusqu’alors.

J’eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un ouvrage de plus grande importance ; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l’Académie de Dijon sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer ; mais puisqu’elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l’entrepris.

Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, notre hôtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait très beau ; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et de la dépense ; Thérèse s’amusait avec elles ; et moi, sans souci de rien, je venais m’égayer