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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/157

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m’avait frappé quand je le vis pour la première fois, avant mon voyage à Genève. Il m’était échappé de dire dans mon transport : Ah ! madame, quelle habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d’Épinay ne releva pas beaucoup mon discours ; mais à ce second voyage je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée, et très-logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d’Épinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à très-peu de frais, en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise : Mon ours, voilà votre asile ; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié qui vous l’offre ; j’espère qu’elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému ; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Madame d’Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu’à gagner pour cela madame le Vasseur et sa fille, qu’enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d’habiter l’Ermitage ; et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d’en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant.

Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l’établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y ferait révolution ; que j’irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris ; qu’il me faudrait batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix dans ma conduite que celui d’être un pédant insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m’écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse ; l’effet qu’elle produisit les confirma. Dès lors je tins Genève perdue, et je ne me trompai pas. J’aurais dû peut-être aller faire tête à l’orage, si je m’en étais senti le talent. Mais qu’eussé-je fait seul, timide et parlant très-mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d’une brillante faconde, et déjà l’idole des femmes et des jeunes gens ?