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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/179

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Là fut la première cause de mon malheur. Que n’aurais-je point donné pour me faire l’enfant de sa mère ! Je fis tout pour y parvenir, et n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, et même à celui de sa fille, qui déjà n’en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire ; et je voyais avec douleur qu’épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de la détacher de sa mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l’en estimai davantage : mais son refus n’en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même ; leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux ; enfin, si, grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du moins pour empêcher, en grande partie, l’effet des bonnes maximes que je m’efforçais de lui inspirer ; c’en fut assez pour que, de quelque façon que je m’y sois pu prendre, nous ayons toujours continué d’être deux.

Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où j’avais mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l’eût été, vinrent ; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n’osai lui dire. J’aimais mieux être moins disculpé d’un blâme aussi grave, et ménager la famille d’une personne que j’aimais. Mais on peut juger, par les mœurs de son malheureux frère, si jamais, quoi qu’on en pût dire, je devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à la sienne.

Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentais le besoin, j’y cherchais des suppléments qui n’en remplissaient