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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/209

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fut invincible ; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent ; elle me témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont j’abusai. J’exigeai des preuves qu’elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu’il n’y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant ; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu’une femme ayant pu venir jusqu’à marchander, s’en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle.

J’ai dit quelque part qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaître combien cette maxime se trouva fausse avec madame d’Houdetot, et combien elle eut raison de compter sur elle-même, il faudrait entrer dans les détails de nos longs et fréquents tête-à-tête, et les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortîmes jamais. Ah ! si j’avais tardé si longtemps à sentir le véritable amour, qu’alors mon cœur et mes sens lui payèrent bien l’arrérage ! et quels sont donc les transports qu’on doit éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils !

Mais j’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’était en quelque sorte ; il était égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre ; elle pour son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l’un de l’autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu’il était impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment ; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenait par elle-même. Le devoir des privations avait exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus ornait à mes yeux l’idole de mon cœur ; en souiller la divine image eût été l’anéantir. J’aurais pu commettre le crime ; il a cent fois été commis dans mon cœur :