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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/216

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être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m’inspirait la victime n’eût encore amolli mon cœur. Hélas ! était-ce le moment de pouvoir l’endurcir, lorsqu’il était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts ? Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les vils délateurs, qui n’avaient vu que le mal d’un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de cœur qui le rachetait. Nous ne restâmes pas longtemps en doute sur la main dont partait le coup.

Nous savions l’un et l’autre que madame d’Épinay était en commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n’était pas le premier orage qu’elle avait suscité à madame d’Houdetot, dont elle avait fait mille efforts pour le détacher, et que les succès de quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite. D’ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries à l’armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert ; ils se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprès de madame d’Houdetot, quelques tentatives qui n’avaient pas réussi ; Grimm, très-piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu’on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu’il l’est, il lui supposait des préférences pour un homme plus âgé que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu’il fréquentait les grands, ne parlait plus que comme de son protégé.

Mes soupçons sur madame d’Épinay se changèrent en certitude, quand j’appris ce qui s’était passé chez moi. Quand j’étais à la Chevrette, Thérèse y venait souvent, soit pour m’apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Madame d’Épinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions pas, madame d’Houdetot et moi. Sur son aveu, madame d’Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame d’Houdetot, l’assurant qu’elle les recacheterait si bien qu’il n’y paraîtrait pas. Thérèse, sans montrer combien cette proposition la scandalisait, et même sans m’avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu’elle m’apportait : précaution très-heureuse ; car madame d’Épinay la faisait guetter à son arrivée ; et, l’attendant au passage, poussa plusieurs fois l’audace jusqu’à chercher dans sa bavette. Elle fit plus : s’étant un jour invitée à venir, avec M. de Margency, dîner à l’Ermitage pour la première