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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/38

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imposante ; et le pauvre Jean-Jacques n’avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler ; mais, ne pouvant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m’en parler. Le troisième jour, elle me la rendit, m’adressant verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres : ma subite passion s’éteignit avec l’espérance ; et, après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.

Je crus ma sottise oubliée : je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et du mien. Il avait de l’esprit, de la figure ; il pouvait avoir des prétentions ; on disait qu’il en avait auprès d’elle, uniquement peut-être parce qu’elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu’elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu’il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup ; je m’attachais à lui : tout d’un coup il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre ; mais huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d’autant plus bizarre, que je n’en étais pas moins bien venu qu’auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J’y allai cependant plus rarement ; et j’aurais cessé d’y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m’avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à madame Dupin pouvait seul me rendre souffrable ; car le pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l’a fait mourir dans l’île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l’empêchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres, et voilà tout : encore ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m’en serais pas chargé huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour récompense.