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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/422

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Cependant la rumeur commençait ; on brûla le livre je ne sais où. De Genève, de Berne, et de Versailles peut-être, le foyer de l’effervescence passa bientôt à Neuchâtel, et surtout au Val-de-Travers, où, avant même que la classe eût fait aucun mouvement apparent, on avait commencé d’ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je devais, j’ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là, comme je l’ai été dans tous ceux où j’ai vécu, versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi, ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre et qui fût dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le monde, et me dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalousie. Tout cela n’empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je ne sais par qui, ne s’animât contre moi par degrés jusqu’à la fureur, qu’elle ne m’insultât publiquement en plein jour, non-seulement dans la campagne et dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui j’avais fait le plus de bien étaient les plus acharnés ; et des gens même à qui je continuais d’en faire, n’osant se montrer, excitaient les autres, et semblaient vouloir se venger ainsi de l’humiliation de m’être obligés. Montmollin paraissait ne rien voir, et ne se montrait pas encore ; mais comme on approchait d’un temps de communion, il vint chez moi pour me conseiller de m’abstenir de m’y présenter ; m’assurant que du reste il ne m’en voulait point, et qu’il me laisserait tranquille. Je trouvai le compliment bizarre ; il me rappelait la lettre de madame de Boufflers, et je ne pouvais concevoir à qui donc il importait si fort que je communiasse ou non. Comme je regardais cette condescendance de ma part comme un acte de lâcheté, et que d’ailleurs je ne voulais pas donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l’impie, je refusai net le ministre ; et il s’en retourna mécontent, me faisant entendre que je m’en repentirais.

Il ne pouvait pas m’interdire la communion de sa seule autorité ; il fallait celle du consistoire qui m’avait admis ; et tant que le consistoire n’avait rien dit, je pouvais me présenter hardiment, sans crainte de refus. Montmollin se fit donner par la classe la commission de me citer au consistoire pour y rendre compte de ma foi, et de m’excommunier en cas de refus. Cette excommunication ne pouvait non plus se faire que par le consistoire et à la pluralité des voix. Mais les