Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de M. de la Poplinière je m’étais éloigné de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble et ne se voyaient point ; il n’y avait aucune société entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l’une et dans l’autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l’histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu’il aspirait à l’Académie des sciences ; il voulait pour cela faire un livre, et il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame Dupin, qui de son côté méditait un autre livre, avait sur moi des vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m’avoir en commun pour une espèce de secrétaire, et c’était là l’objet des semonces de Thieriot. J’exigeais préalablement que M. de Francueil emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter mon ouvrage à l’Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées d’abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux furent très-applaudis. Cependant je sentis moi-même durant l’exécution, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne passerait pas, et même qu’elle n’était pas en état de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire, et sans m’exposer au refus ; mais je vis clairement par plusieurs indices que l’ouvrage, eût-il été parfait, n’aurait pas passé. M. de Francueil m’avait bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J’ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup d’autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur peut-être qu’on en supposât, en voyant leurs livres, qu’ils avaient greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme madame Dupin m’en a toujours supposé de très-médiocres, et qu’elle ne m’a jamais employé qu’à écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à son égard, eût été bien injuste.

Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J’abandonnai tout projet d’avancement et de gloire ; et, sans plus songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se chargeraient d’y pourvoir.