Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/322

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regret, sous les plis de leur manteau, d’un rouge sanglant. Ignorant la crainte, fidèle, patient, impénétrable, implacable — chacune de ses paroles fixant une destinée, — siégeait son Sénat. Pleins d’honneur et d’espoir, bercés par le balancement des vagues qui entouraient les îles d’un sable sacré, leur nom gravé et la croix à leur côté, reposaient ses morts. Merveilleux fragment du monde ? Ou plutôt un monde lui-même posé en face des eaux ; pas plus grand lorsque ses capitaines l’apercevaient, le soir, du haut de leurs mâts, qu’une ligne de soleil couchant ne pouvant s’évanouir. S’ils n’avaient connu sa puissance ils eussent pu croire qu’ils naviguaient dans l’espace du ciel et qu’ils arrivaient à une grande planète dont le bord oriental s’enfonçait dans l’éther.

« De ce monde étaient bannis les soucis et bannis aussi les pensées mesquines et les éléments vulgaires de la vie. Nul immondice, nul tumulte dans ces rues onduleuses que la lune élève ou abaisse ; rien que la musique bouillonnante de ce majestueux changement, ou bien un silence pénétrant. Aucun faible mur, aucune maisonnette à basse toiture, aucun hangar de chaume n’auraient pu y être élevés ; seuls une force pareille à celle du rocher et l’enchâssement des plus précieuses pierres. Et tout autour, à perte de vue, le doux balancement des eaux sans tache, orgueilleusement pures : aucune fleur, mais aucune épine, aucune ronce dans ce champ mouvant.

« Force éthérée des Alpes, semblable à un songe s’évanouissant en haute procession au delà du rivage de Torcello ; îles bleues de Padoue se profilant sur le couchant doré au-dessus duquel le vent et les nuages luttent en toute liberté ; — clarté du nord et douceur du sud — étoiles du soir et lueurs matinales brillant dans la lumière sans limite du ciel arqué et de la Mer circulaire ! . . . »