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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/119

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meure de ceux que nous pleurons. Voici la Campanie, voici surtout Naples en vue de tes chers Pompéi : tu ne croirais pas comme tout cela ravive les regrets de ton absence. Tu es tout entier sous mes yeux ; je m’arrache une seconde fois de tes bras ; je te vois dévorant tes larmes et résistant mal à tes émotions qui se font jour malgré tes efforts pour les comprimer. Il me semble que c’est hier que je t’ai perdu.

Eh ! tout n’est-il pas d’hier, à juger par le souvenir ? Hier, j’assistais enfant aux leçons du philosophe Sotion ; hier je débutais au barreau ; hier j’étais las de plaider ; hier déjà je ne le pouvais plus. Incalculable vitesse du temps, plus manifeste alors qu’on regarde en arrière ! Ceux qu’absorbe l’heure présente ne le sentent point, tant il fuit précipitamment et passe sans appuyer ! D’où vient, dis-tu, ce phénomène ? C’est que tout le temps écoulé se resserre dans un même espace, est vu du même coup d’œil, en un seul amas qui tombe dans un gouffre sans fond. Et d’ailleurs, peut-il y avoir de longs intervalles dans une chose dont le tout est si court ? Ce n’est qu’un point que notre vie, c’est moins encore, et cette chose si minime, la nature l’a divisée comme si c’était un espace. Elle en a fait la première, puis la seconde enfance, puis l’âge adulte, puis cette sorte de déclivité qui mène à la vieillesse, puis la vieillesse même. Quel petit cercle pour tant de degrés ! Naguère je te reconduisais ; et ce naguère pourtant est dans notre vie une bonne part, toute restreinte qu’elle doive nous paraître un jour, songeons-y. Jusqu’ici le temps ne me semblait pas si rapide ; maintenant son incroyable vélocité me frappe, soit que je sente l’approche des lignes fatales19, soit que je commence à réfléchir sur mes pertes et à les compter.

C’est là ce qui accroît surtout mon indignation, lorsque je vois des hommes à qui ce temps ne peut suffire, même pour l’essentiel, quand ils le ménageraient avec le plus grand soin, le dépenser presque tout en superflu. Cicéron dit que, sa vie fût-elle doublée, il n’aurait pas le temps de lire les lyriques. Je fais le même cas des dialecticiens, dont la sottise est moins divertissante. Les premiers font profession de dire des riens ; les seconds croient dire quelque chose. Je ne nie pas qu’on ne doive leur donner un coup d’œil, mais rien qu’un coup d’œil, et les saluer en passant à cette seule fin de ne pas être dupe, de ne pas croire qu’il y ait chez eux quelque rare et précieux secret. Pourquoi te mettre à la torture et sécher sur un problème qu’il est plus piquant de dédaigner que de résoudre ? C’est en pleine