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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/124

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vernes. Avoir le spectacle de l’ivresse errante sur ces rivages, de l’orgie qui passe en gondoles, des concerts de voix qui résonnent sur le lac, et de tous les excès d’une débauche comme affranchie de toute loi, qui fait le mal et le fait avec ostentation, est-ce là une nécessité ? Non : mais un devoir pour nous, c’est de fuir au plus loin tout ce qui excite aux vices. Endurcissons notre âme, et tenons-la à longue distance des séductions de la volupté. Un seul quartier d’hiver amollit Annibal ; et l’homme que n’avaient dompté ni les neiges ni les Alpes se laissa énerver aux délices de la Campanie. Vainqueur par les armes, il fut vaincu par les vices. Nous aussi nous avons une guerre à soutenir, guerre où nul relâche, nulle trêve n’est permise. Le premier ennemi à vaincre est la volupté qui, tu le vois, entraîna dans ses pièges les cœurs les plus farouches. Qui embrassera cette tâche en la mesurant tout entière saura qu’il ne doit accorder rien à la mollesse, rien à la sensualité. Qu’ai-je besoin de ces étangs d’eau chaude, de ces bains sudorifiques où s’engouffre un air sec et brûlant qui épuise le corps ? Que le travail seul fasse couler nos sueurs. Si, comme Annibal, interrompant le cours de nos progrès et ne songeant plus aux batailles, le bien-être physique absorbait nos soins, qui ne blâmerait, et avec justice, une indolence hors de saison, dangereuse après la victoire, plus dangereuse quand la victoire est inachevée ? Moins de choses nous sont permises à nous qu’à ceux qui suivaient les drapeaux de Carthage : il y a plus de péril à nous retirer, plus de besogne aussi à persévérer. La Fortune est en guerre avec moi : je ne suis pas homme à prendre ses ordres, je ne reçois pas son joug : qu’ai-je dit ? j’aurai le courage plus grand de le secouer. Ne nous laissons pas amollir. Si je cède au plaisir, il me faudra céder à la douleur, céder à la fatigue, céder à la pauvreté ; l’ambition, la colère réclameront sur moi le même empire ; je me verrai, entre toutes ces passions, tiraillé, déchiré. L’indépendance, voilà mon but ; c’est le prix où tendent mes travaux. Qu’est-ce que l’indépendance ? dis-tu. N’être l’esclave d’aucune chose, d’aucune nécessité, d’aucun incident, réduire la Fortune à lutter de plain-pied avec moi ; du jour où je sentirai que je puis plus qu’elle, elle ne pourra plus rien. Souffrirai-je tout d’elle, quand la mort est à ma disposition ?

Quiconque est tout à ces idées choisira une sérieuse, une sainte retraite. Une nature trop riante effémine les âmes, et nul doute que pour briser leur vigueur le pays n’ait quelque in-