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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/165

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mépris de son corps il est venu à mépriser tout le reste. Le poète, selon moi, a eu tort de dire :

Des grâces d’un beau corps la vertu s’embellit[1].


Elle n’a besoin d’aucun embellissement ; elle est à elle-même son plus grand relief, et consacre le corps qu’elle fait sien. Oui, j’ai bien considéré Claranus : il me semble beau et aussi droit de corps que d’esprit. Un homme de haute taille peut sortir de la plus petite cabane, comme une belle et grande âme d’un corps difforme et cassé. La nature produit de ces phénomènes, afin, je crois, de nous apprendre que la vertu peut naître partout. Si la nature pouvait d’elle-même enfanter des âmes nues, elle l’eût fait ; mais elle a fait plus en en produisant quelques-unes qui, tout empêchées par le corps, se font jour néanmoins et rompent leurs entraves. Claranus me semble né comme exemple de cette vérité que la difformité physique n’enlaidit point l’âme, mais que la beauté de l’âme embellit le corps.

Bien que nous ayons été fort peu de jours ensemble, nous avons eu de nombreux entretiens que je rédigerai successivement et que je te ferai parvenir. Le premier jour nous traitâmes cette question : « Comment les biens peuvent-ils être égaux, s’ils sont de trois classes ? » Ceux qui, selon notre école, méritent le premier rang, sont, par exemple, la joie, la paix, le salut de la patrie. Comme biens de second ordre, fruits laborieux de tristes circonstances, il y a la patience dans les tourments, l’égalité d’âme dans la maladie. Nous souhaitons les premiers d’une manière immédiate ; les seconds, en cas de nécessité. Restent les biens de troisième ordre, comme une démarche modeste, un extérieur calme et honnête, la tenue d’un homme sage. Comment ces choses peuvent-elles être pareilles, quand il faut désirer les unes et craindre d’avoir besoin des autres ? Pour expliquer ces distinctions, revenons au bien par excellence et considérons-le tel qu’il est. Une âme qui envisage le vrai, éclairée sur ce qu’elle doit fuir ou rechercher, assignant aux choses leur valeur non d’après l’opinion, mais d’après leur nature, s’initiant dans tous les secrets et osant explorer toute la marche de la création, une âme qui veille sur ses pensées comme sur ses actes, dont la grandeur égale l’énergie, que ni menaces ni caresses ne sauraient vaincre, que l’une ou l’autre

  1. Énéide, V, 344