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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/203

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de l’amour les lassent moins ; leurs forces sont plus grandes, plus également soutenues ; les voilà donc bien plus heureux que l’homme. Ils vivent en effet sans iniquités et sans fraudes ; ils jouissent de voluptés et plus pleines et plus faciles, sans craindre aucunement la honte ou le repentir. Vois maintenant s’il faut qualifier bien ce en quoi l’homme l’emporte sur Dieu. C’est dans l’âme qu’il faut circonscrire le souverain bien : il dégénère, si de la plus noble partie de nous-mêmes il passe à la plus vile, si nous le transportons aux sens, plus actifs chez la brute. Non : notre félicité suprême ne doit point se placer dans la chair.

Les vrais biens sont ceux que donne la raison : substantiels et permanents, ils ne peuvent ni périr, ni même décroître ou s’amoindrir. Hors de là sont des biens de convention, ayant même nom que les véritables, sans avoir même vertu. Nommons-les donc des avantages, et, pour parler philosophiquement, des emprunts : sachons du reste qu’ils sont esclaves de l’homme et non point parties de lui-même ; qu’ils soient chez nous, mais à condition, rappelons-nous-le, qu’ils soient hors de nous. Même demeurant chez nous, comptons-les pour des possessions peu dignes et abjectes, dont nul n’a droit de se montrer vain. Car quoi de plus absurde que de s’applaudir de ce qui n’est point notre ouvrage ? Que tout cela s’approche de nous, mais n’y adhère pas, afin que si on nous l’enlève, la séparation s’opère sans déchirement66. Il faut en user, non en faire gloire, et en user modérément, comme de dépôts prêts à fuir de nos mains. Quiconque ne fut point sobre dans la possession ne les garda jamais longtemps : car la félicité qui ne se tempère pas croule sur elle-même. Compte-t-elle sur ses fugitifs avantages, elle s’en voit délaissée bien vite : les conserve-t-elle, ils l’écrasent. Peu d’hommes ont pu sans risque déposer doucement leur prospérité : la plupart trébuchent en même temps que leur grandeur, accablés sous l’échafaudage qui les tenait exhaussés. Recourons donc à la prudence pour imposer à ces choses la mesure et l’économie : l’esprit de désordre gaspille et précipite les jouissances, et rien d’immodéré ne dure, si la raison, cette grande modératrice, n’en contient les écarts. C’est ce que te montrera la destinée d’une foule d’États qui virent tomber dans sa fleur même leur puissance déréglée : tout ce qu’avait élevé la vertu s’écroula par l’intempérance. Prémunissons-nous contre de tels malheurs. Or, contre la Fortune, point d’enceinte inexpugnable : c’est le dedans qu’il faut armer. Si