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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/225

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tout si l’on s’encourage en disant : Ce n’est rien, ou du moins : C’est peu de chose, sachons l’endurer, cela va finir ; tu rends le mal léger en le jugeant tel.

Tout dépend de l’opinion : l’ambition, la mollesse, la cupidité ne sont pas seules à se régler sur elle : l’opinion est la mesure de nos douleurs ; on est misérable en proportion de ce qu’on croit l’être. Je voudrais qu’on renonçât à se lamenter sur des souffrances qui sont déjà loin ; point de ces exclamations : « Jamais homme ne fut plus malheureux ! Quels tourments, quels supplices j’ai endurés ! Personne n’eût cru que j’y survivrais ! Que de fois les miens m’ont pleuré comme mort ! Que de fois les médecins m’ont abandonné ! Ceux qu’on lie au chevalet ne sont pas torturés de la sorte ! » Tout cela fût-il vrai, c’est chose passée81. Que sert de remanier des plaies qui sont fermées, et d’être malheureux parce qu’on l’a été jadis ? Et quelle est cette manie qu’a tout homme d’exagérer ses misères et de se mentir à lui-même ? Puis on aime à raconter ses peines ; il est naturel qu’on se réjouisse de la fin de ses maux. Loin de nous donc tout à la fois et la crainte de l’avenir, et les retours sur un passé désagréable : celui-ci ne m’est plus rien, l’autre ne me touche pas encore. Au sein même des crises les plus difficiles, que l’homme se dise :

Ces souvenirs un jour peut-être auront leurs charmes[1]!


Qu’il lutte de tout son courage contre la douleur : il sera vaincu, pour peu qu’il lui cède ; il la vaincra, s’il se roidit contre elle. Mais que font la plupart des hommes ? Ils attirent sur eux la chute du fardeau qu’ils devraient soutenir. Cette masse qui est tout proche, qui descend, qui déjà te pèse, si tu veux t’y soustraire te suit et croule plus accablante encore ; tiens ferme et redouble d’efforts, tu la repousseras. Que de rudes coups l’athlète n’essuie-t-il pas sur le visage et sur tout le corps ! Point de tourment toutefois qu’il n’endure par amour de la gloire, et qu’il n’endure non-seulement parce qu’il combat, mais pour combattre : ses exercices sont déjà des tourments. Nous aussi sachons tout surmonter : nous aurons pour prix non point une couronne, une palme, ou le son de la trompette commandant le silence pour qu’on proclame notre nom, mais la vertu, et la fermeté de l’âme et la paix du reste de nos jours, si une fois, dans quelque rencontre, nous avons mis la Fortune hors de combat. «

  1. Énéid., I, 203