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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/23

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LETTRE VIII.

Travail du sage sur lui-même. Mépris des biens extérieurs.

Quand je te presse de fuir le monde pour la retraite, et de te borner au témoignage de ta conscience, tu me dis : « Que deviennent vos grands préceptes qui veulent que la mort nous trouve en action ? » Quoi ! jusqu’ici te semblé-je inoccupé ? Je ne me suis séquestré, je n’ai fermé ma porte que pour être utile à un plus grand nombre. Aucun de mes jours ne s’écoule à rien faire ; mes études prennent une portion de mes nuits ; je succombe au sommeil plutôt que je ne m’y livre, et quand mes paupières, lasses de veiller, s’affaissent, je les retiens encore au travail20. J’ai dit adieu tout à la fois aux hommes et aux affaires, à commencer par les miennes. C’est au profit de la postérité que je travaille ; c’est pour elle que je rédige quelques utiles leçons, quelques salutaires avertissements, comme autant de recettes précieuses que je confie au papier, pour en avoir éprouvé la vertu sur mes propres plaies : car, si la guérison n’a pas été complète, le mal a cessé de s’étendre. Le droit chemin, que j’ai connu tard et lorsque j’étais las d’errer, je l’indique aux autres ; je leur crie : Évitez tout ce qui séduit le vulgaire, tout ce que le hasard dispense. Tenez tous ses dons pour suspects et tremblez d’y toucher. L’habitant des bois ou de l’onde se laisse prendre à l’appât qui l’allèche. Les présents de la fortune, comme vous les appelez, sont ses pièges. Qui veut vivre à l’abri de ses coups devra fuir au plus loin la glu perfide de ses faveurs. Car ici, trop malheureuses dupes, nous croyons prendre, et nous sommes pris. Cette course rapide vous mène aux abîmes ; cette éminente position a pour terme la chute ; et s’arrêter n’est plus possible, dès qu’une fois l’on cède au vertige de la prospérité. Ou jouis au moins de tes actes, ou jouis de toi-même[1]. Ainsi la fortune ne culbute point l’homme ; elle le courbe et le froisse seulement.

  1. Aut saltem rectis aut semel fruere : texte corrompu. D'autres lisent ruere. Je propose : aut saltem actis aut temet fruere.