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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/249

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brouillées, qui, fussent-elles justes, ressemblent si fort à l’erreur ? Zénon, le grand Zénon, fondateur de la secte la plus courageuse et la plus austère, veut-il nous détourner de la passion du vin ? Écoute comment il établit que l’honnête homme ne s’enivrera pas : « Nul ne confie un secret à l’homme ivre ; on le confie à l’honnête homme ; donc l’honnête homme ne sera pas ivre. » Observe comme, en opposant à Zénon une proposition du même genre, on parodie la sienne ; il suffit d’en produire une entre mille : « Nul ne confie un secret à un homme endormi : on en confie à l’honnête homme ; donc l’honnête homme ne dort point. » La seule raison qu’on puisse fournir à l’appui de Zénon est de Posidonius ; encore, selon moi, n’est-elle pas soutenable. Il prétend que cette expression, « l’homme qui s’enivre, a deux sens : l’un s’appliquant à l’homme pris de vin, qui n’est plus à soi ; l’autre à celui qui s’enivre habituellement, qui est sujet à ce vice. Zénon parle de ce dernier, non du premier : et en effet, personne ne confiera de secrets à celui que le vin pourrait faire parler. » Distinction fausse, car le premier membre du syllogisme concerne celui qui est ivre, et non celui qui le sera. Tu m’accorderas qu’il y a grande différence entre le mot ivre et le mot ivrogne ; l’homme ivre peut l’être pour la première fois, sans que chez lui ce soit vice ; l’ivrogne peut souvent n’être pas ivre. Je prends donc le mot au sens ordinaire ; d’autant plus qu’il est employé par un auteur qui se pique d’exactitude et qui pèse ses expressions. Ajoute à cela que si Zénon l’a entendu et voulu faire entendre autrement, il a demandé à l’équivoque du mot un moyen de surprise, ce que ne doit pas faire quiconque cherche la vérité. Mais je veux qu’il l’ait entendu autrement ; ce qui suit est faux, savoir qu’on ne confie pas de secret à l’homme qui a l’habitude de s’enivrer. Songe combien de soldats, gens d’ordinaire peu sobres, des généraux, des tribuns, des centurions ont pris pour confidents de choses essentiellement secrètes. Le projet de meurtre contre C. César (je parle de l’homme à qui la défaite de Pompée livra la République) fut communiqué à Tillius Cimber comme à C. Cassius, qui toute sa vie ne but que de l’eau, tandis que Tillius Cimber fut passionné pour le vin et brutal dans son langage, de quoi lui-même plaisantait en disant : « Comment supporterais-je un maître, moi qui ne supporte pas le vin ? » Chacun peut connaître et nommer tels individus à qui on risquerait plus de confier du vin qu’un secret. J’en vais toutefois citer un seul exemple qui me vient à l’esprit, et que