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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/259

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dans l’âme, refondra cette constitution morale où la colère n’avait point part. Je dis plus : qui ne méprise pas les accidents du dehors craint donc quelque chose ; et lorsqu’il faudra braver hardiment et en face les glaives et les feux pour la patrie, les lois, la liberté, il marchera de mauvaise grâce et à contre-cœur. Le sage ne tombera jamais dans cette discordance de sentiments.

Il faut prendre garde aussi, ce me semble, de confondre deux points qui veulent être établis séparément. On conclut de la nature même de la chose qu’il n’y a de bien que l’honnête, et pareillement, que la vertu suffit pour le bonheur. S’il n’y a de bien que l’honnête, tout le monde accordera que pour vivre heureusement il suffit de la vertu ; réciproquement, si la vertu seule fait le bonheur, on ne disconviendra pas que l’unique bien c’est l’honnête. Xénocrate et Speusippe tiennent que le bonheur peut à toute force être le fruit de la vertu seule, et que cependant l’honnête n’est pas l’unique bien. Épicure aussi est d’avis qu’avec la vertu l’homme est heureux ; mais qu’en elle-même la vertu n’est point assez pour le bonheur, vu qu’on est heureux par la volupté, qui procède de la vertu, mais qui n’est point la vertu même. – Inepte distinction ! car il dit lui-même que jamais la vertu n’existe sans la volupté. D’après quoi, si toujours elle lui est inséparablement unie, seule elle suffira pour le bonheur, puisqu’elle a avec elle la volupté, puisqu’elle ne va point sans elle, lors même qu’elle est seule. Autre absurdité quand on dit qu’à toute force on sera heureux par la vertu, mais non parfaitement heureux : je ne vois pas comment cela peut se faire. Car la vie heureuse comprend le bien parfait et à son comble : elle est donc parfaitement heureuse. Si celle des dieux n’offre rien de plus grand ni de meilleur ; si la vie heureuse c’est la vie divine, il n’est plus pour elle d’accroissement possible. Et encore, si la vie heureuse est celle qui n’a faute de rien, toute vie heureuse l’est parfaitement ; là se trouve le bonheur et le bonheur suprême. Douteras-tu que la vie heureuse ne soit le souverain bien ? Donc, si elle possède ce bien, elle est souverainement heureuse. Le souverain bien n’étant point susceptible d’augmenter, car qu’y aurait-il au delà du terme le plus élevé ? il en est de même de la vie heureuse qui ne le serait pas sans le souverain bien. Que si tu fais l’un plus heureux que l’autre, tu mets à plus forte raison une infinité de degrés dans le souverain bien, ce bien au-dessus duquel je ne conçois aucun degré. Qu’un homme soit moins heureux qu’un autre, naturellement il ambitionnera cette vie