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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/263

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ges de la vie ; car ils n’enchaînent point tous ses actes, mais seulement ceux qui touchent ses semblables : lui-même agit toujours sans toujours réussir[1], et n’est jamais plus grand que quand le sort lui fait obstacle : il remplit alors la vraie mission de la sagesse, qui est le bien, avons-nous dit, et des autres hommes et du sage.

Mais de plus, il ne tombe même pas dans l’impuissance de les servir, lorsque pour son compte il est victime de quelque fatalité. L’humilité de sa fortune l’empêche-t-elle d’enseigner d’exemple l’art de gouverner les peuples, il enseignera comment se gouverne la pauvreté ; son œuvre s’étend à toutes les circonstances de la vie. Et il n’y a ni condition, ni événement qui exclue son action : il remplit alors ce même rôle qui lui interdit de remplir les autres. Également propre à toutes deux, la bonne fortune il la réglera, la mauvaise il la vaincra. Il a exercé sa vertu de manière à la déployer dans les revers comme dans le succès, à n’envisager qu’elle, non la matière qu’elle doit mettre en œuvre. Voilà pourquoi ni pauvreté, ni douleur, ni rien de ce qui pousse les esprits ignorants hors de la voie et dans l’abîme n’arrête le sage. Tu crois que le malheur l’accable ? Le malheur lui sert. Ce n’était pas d’ivoire seulement que Phidias savait faire des statues ; il en faisait de bronze. Tu lui aurais donné du marbre, ou toute autre matière vile au prix du marbre, qu’il en eût tiré, selon qu’elle s’y fût prêtée, des chefs-d’œuvre. Ainsi le sage signalera sa vertu, s’il le peut, dans la richesse ; faute de mieux, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s’il y habite ; sinon, sur la terre d’exil ; comme général ou comme soldat, en santé comme en maladie. Quelque destinée qui lui advienne, il en fera sortir de mémorables résultats. Certains hommes domptent les bêtes sauvages et soumettent au joug les plus féroces, celles dont la rencontre nous glace de terreur. C’est peu qu’ils les dépouillent de leur caractère farouche, ils les apprivoisent jusqu’à la familiarité. Le lion souffre de son maître qu’il porte la main dans sa gueule ; le tigre se laisse embrasser de son gardien ; un nain d’Éthiopie fait mettre à genoux et marcher sur la corde un éléphant[2]. De même le sage est expert dans l’art de dompter les maux. La douleur, l’indigence, l’ignominie, la captivité, l’exil, monstres affreux partout ailleurs, dès qu’ils approchent ne sont plus intraitables.

  1. Je lis avec deux Mss. non in effectu. Lemaire: et in effectu.
  2. Voy. Suét., Galba, VI, et Pline, Hist. nat., VIII, II.