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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/269

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terre, et moi sur mon matelas. De deux manteaux l’un sert à garnir ma couche, l’autre à la couvrir. Quant au dîner, on n’aurait su rien en distraire ; il n’a pas fallu grand temps pour l’apprêter : je ne suis jamais sans figues sèches, pas plus que sans tablettes à écrire. Si j’ai du pain, les figues font mon ragoût ; sinon, elles me servent de pain. Grâce à elles, chaque jour est pour moi un jour16 de nouvel an que je me rends propice et heureux au moyen de bonnes pensées et de tout ce qui élève l’âme. Or jamais l’âme ne s’élève plus haut que lorsque isolée des choses étrangères elle a conquis la paix en bannissant la crainte, la richesse, en ne désirant rien. La voiture où je suis placé est tout à fait rustique : nos mules ne donnent signe de vie que parce qu’elles se traînent encore ; le muletier va sans chaussure, et ce n’est pas à cause de la chaleur. J’ai peine à gagner sur moi de laisser croire qu’une pareille voiture est la mienne : elle survit donc toujours en moi, la mauvaise honte de ce qui est bien ! Chaque fois qu’un train plus élégant arrive sur nous, j’ai beau m’en vouloir, je rougis, preuve que ces beaux plans, approuvés et vantés par moi, ne sont pas encore adoptés franchement et d’une manière invariable. Qui rougit d’un attelage mesquin sera glorieux d’une voiture de prix. J’ai fait peu de progrès jusqu’ici : je n’ose point être simple à la face des gens ; je m’inquiète toujours de ce que pensent de moi ceux qui passent.

Et c’est contre ce que pense tout le genre humain que ma voix devrait s’élever : insensés, dupes que vous êtes, en extase devant des superfluités, vous n’estimez jamais l’homme par ses biens propres. S’agit-il de patrimoine ? Calculateurs des plus experts, vous dressez l’inventaire de l’homme à qui vous allez prêter ou votre argent ou vos services, car cet article aussi se porte en compte, et vous dites : « Ses biens sont considérables, mais il doit beaucoup ; il a une maison superbe, mais payée d’emprunts ; personne ne présente au premier signal des valets de meilleure mine, mais il ne fait pas honneur à ses engagements ; ses créanciers soldés il n’aurait plus rien. » Ne devriez-vous pas à tout autre égard raisonner de même, vous enquérir avec soin des qualités que chacun possède en propre ? Cet homme est riche, pensez-vous : car il se fait suivre, même en voyage, d’une vaisselle d’or ; car il a des terres de labour dans toutes les provinces ; car il feuillette un énorme livre d’échéances ; car il possède, aux portes de Rome, plus d’arpents qu’on ne lui pardonnerait d’en posséder dans les déserts de l’Apulie. « Avez-