Aller au contenu

Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la sobriété des gens qui ne s’en écartaient pas bien loin. Aujourd’hui

Il lui faut tant de bras, tant d’art et de génie[1].


On court au plaisir par toutes voies ; tout vice a franchi sa limite. Le luxe pousse à la cupidité ; l’oubli de l’honnête a prévalu ; la honte n’est jamais où nous invite le gain. L’homme, chose sacrée pour l’homme, vois-le égorgé par jeu et par passe-temps ; l’instruire à faire et à recevoir des blessures était déjà impie, et voilà qu’on l’expose aux coups nu et sans armes ; tout le spectacle qu’on attend de l’homme, c’est sa mort[2].

Au sein de cette perversité profonde, on voudrait quelque chose de plus énergique que les remèdes connus pour nous purger de ces souillures invétérées ; il faut l’autorité des dogmes56 pour extirper jusqu’aux racines dernières du mensonge en crédit. Avec cela préceptes, consolations, exhortations peuvent servir : tout seuls ils sont inefficaces. Si nous voulons nous rattacher les hommes et les tirer du vice où ils sont engagés, apprenons-leur la nature du bien et du mal ; qu’ils sachent que tout, hors la vertu, est sujet à changer de nom, à devenir tantôt bien, tantôt mal. De même que le premier lien de la discipline militaire est la foi jurée, l’amour du drapeau et l’horreur de la désertion, et que les autres devoirs s’exigent et s’obtiennent sans peine de ces consciences qu’enchaîne leur serment, ainsi dans l’homme que vous voulez conduire à la vie heureuse, jetez les premières bases et insinuez les principes de la vertu. Qu’il l’embrasse avec une sorte de superstition, qu’il la chérisse, qu’il veuille vivre avec elle, que sans elle il refuse de vivre.

« Eh quoi ! N’a-t-on pas vu des gens devenir vertueux sans ces instructions si subtiles, et atteindre à de grands progrès en ne suivant rien de plus que de simples préceptes ? » Je l’avoue ; mais c’étaient d’heureux génies qui saisirent en passant les points essentiels. Car de même que les dieux n’ont appris aucune vertu, étant nés avec toutes, et qu’il entre dans leur essence d’être bons, ainsi parmi les hommes, quelques natures privilégiées du sort parviennent sans un long apprentissage aux lumières que les autres reçoivent par tradition, et se vouent à l’honnête au premier mot qui le révèle : de là ces âmes qui s’approprient si vite toute vertu, qui se fécondent pour ainsi dire elles-mêmes. Quant aux esprits émoussés et obtus ou que

  1. Énéide, III, 442.
  2. Voy. Lettres VII et XC.