Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/40

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flamme[1]; et tout ce qu’a pu en outre imaginer la barbarie. Non : il n’est pas étonnant que nos plus grandes craintes nous viennent d’un ennemi dont les supplices sont si variés et les apprêts si formidables. Comme le bourreau terrifie d’autant plus qu’il étale plus d’instruments de torture (car l’appareil triomphe de qui eût résisté aux douleurs) ; de même, parmi les choses qui subjuguent et domptent nos âmes, les plus puissantes sont celles qui ont de quoi parler aux yeux. Il y a des fléaux non moins graves, tels que la faim, la soif, les ulcères intérieurs[2], la fièvre qui brûle les entrailles ; mais ceux-là sont cachés : ils n’ont rien à montrer qui menace, qui soit pittoresque : les autres sont comme ces grandes armées dont l’aspect et les préparatifs seuls ont déjà vaincu35.

Veillons donc à n’offenser personne. C’est tantôt le peuple que nous devrons craindre ; tantôt, si la forme du gouvernement veut que la majeure partie des affaires se traite au Sénat, ce seront les hommes influents ; ce sera parfois un seul personnage investi des pouvoirs du peuple et qui a pouvoir sur le peuple. Avoir tous ces hommes pour amis est une trop grande affaire ; c’est assez de ne pas les avoir pour ennemis36. Aussi le sage ne provoquera-t-il jamais le courroux des puissances ; il louvoiera, comme le navigateur devant l’orage37. Quand tu es allé en Sicile, tu as traversé le détroit. Ton téméraire pilote ne tint pas compte des menaces de l’Auster, de ce vent qui soulève les flots de ces parages et les roule en montagnes[3] ; au lieu de chercher la côte à sa gauche, il se jeta sur celle où le voisinage de Charybde met aux prises les deux mers. Un plus avisé demande à ceux qui connaissent les lieux quel est ce bouillonnement, ce que pronostiquent les nuages, et il dirige sa course loin de ces bords tristement célèbres par leurs gouffres tournoyants. Ainsi agit le sage : il évite un pouvoir qui peut nuire prenant garde avant tout de paraître l’éviter. Car c’est encore une condition de la sécurité que de ne pas trop faire voir qu’on la cherche : tu me fuis, donc tu me condamnes.

J’ai dit qu’il faut songer à se garantir du côté du vulgaire. D’abord n’ayons aucune de ses convoitises : les rixes s’élèvent entre concurrents. Ensuite ne possédons rien que la ruse ait grand profit à nous ravir ; que ta personne offre le moins possi-

  1. Souvenir du supplice des chrétiens sous Nérons.
  2. Præcordiorum suppurationes alias suspirationes
  3. Vertices, d'autres mss. vortices.