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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/405

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mépriseras même le nécessaire. Le bel effort de pouvoir vivre sans un faste royal ; de ne pas désirer des sangliers du poids de mille livres, des plats de langues de phénicoptères22, ni tous ces prodiges d’un luxe qui, dégoûté de se voir servir l’animal tout entier, choisit certaines parties dans chaque bête ! Je t’admirerai le jour où tu ne dédaigneras pas le pain le plus grossier, où tu te persuaderas que l’herbe des champs croît, au besoin, non pour la brute seule, mais pour l’homme ; que les bourgeons des arbres peuvent remplir aussi cet estomac où l’on entasse force mets de prix, comme s’il recevait pour garder ! Remplis-le, sans toutes ces délicatesses. Qu’importe en effet ce qu’on lui donne, puisqu’il doit perdre tout ce qu’on lui donnera ? Ton œil est ravi par la symétrie de toutes ces dépouilles de la terre et de l’onde ; ce qui te plaît des unes, c’est qu’elles arrivent toutes fraîches sur la table ; des autres, que contraintes d’engraisser à force de nourriture, leur embonpoint semble fondre, à peine contenu par son enveloppe. Tu es charmé de ce luisant que l’art sut lui donner. Cependant, ô misère ! ces laborieux tributs, avec leurs mille assaisonnements, une fois passés par ton estomac, seront confondus en une seule et même immondice. Veux-tu mépriser la sensualité des mets ? Vois où ils aboutissent.

Il me souvient de quelle admiration Attalus[1] nous transportait tous, lorsqu’il disait : « Longtemps les richesses m’en ont imposé. J’étais fasciné, dès que j’en voyais briller çà ou là quelque parcelle : le fond, qui m’était caché, je me le figurais aussi beau que la superficie. Mais à l’une des exhibitions solennelles de tous les trésors de Rome, je vis des ciselures d’or, d’argent, de matières plus coûteuses que l’argent et que l’or, des teintures étrangères, des costumes venus de plus loin que nos frontières et même que celles de nos ennemis ; je vis défiler sur deux lignes des légions de jeunes esclaves mâles et femelles éclatants de luxe et de beauté ; je vis enfin tout ce qu’étalait, dans une fastueuse revue, la fortune du peuple-roi. « Que fait-on, pensais-je, en tout ceci, qu’attiser les cupidités des hommes, par elles-mêmes si ardentes ? Qu’est-ce que cette pompe triomphale de l’or ? Une leçon d’avarice où nous courons tous. Pour moi, je le jure, j’emporte d’ici bien moins de désirs que je n’en apportais. » Et je méprisai les richesses, moins encore comme superflues que comme puériles. « As-tu vu, me dis-je, comme il a suffi de peu d’heures pour que

  1. Sur Attalus, voy. Lettre CVIII.