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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/413

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ment que l’âme est animal, sauf à voir plus tard qu’en penser ; mais que ses actions soient animaux, je le nie. Autrement toutes nos paroles, tous les vers des poètes seraient animaux. Si en effet un discours sensé est un bien, et que tout bien soit un animal, un discours sera un animal. Un bon vers est un bien ; or tout bien est animal, le vers est donc animal. Ainsi,

Je chante les combats et ce héros…


voilà un animal ; et l’on ne dira pas qu’il est rond, car il a six pieds. Tout cela, en conscience, te paraît pur entortillage. J’éclate de rire quand je me figure qu’un solécisme est un animal, ainsi qu’un barbarisme, un syllogisme, et que je leur assigne, comme un peintre, des traits qui leur conviennent.

Voilà sur quels objets nous discutons, les sourcils froncés, le front plissé de rides ! Je ne saurais dire ici avec Cécilius : « Ô tristes inepties ! » car elles sont risibles. Que ne traitons-nous plutôt quelque utile et salutaire question ? Que ne cherchons-nous comment on parvient aux vertus, et quelle route y mène ? Apprenez-moi, non si le courage est un animal, mais qu’aucun n’est heureux sans le courage, s’il ne s’est affermi contre les coups du sort ; s’il n’a, dans sa pensée, dompté toutes les disgrâces en les prévoyant avant qu’elles n’arrivent. Qu’est-ce que le courage ? L’inexpugnable rempart de l’humaine faiblesse, au moyen duquel on entoure d’une sécurité permanente cette vie tant assiégée : car alors on use de sa propre force, de ses propres armes. Je veux ici te citer une sentence du stoïcien Posidonius : « Garde-toi de croire que jamais tu doives ta sûreté aux armes de la Fortune. C’est des tiennes qu’il faut te servir contre elle : ce n’est pas elle qui en donne. Et si bien armé qu’on soit contre tout ennemi, contre elle, on est sans défense. »

Alexandre portait chez les Perses, chez les Hyrcaniens, chez les Indiens, chez toutes les nations orientales jusqu’à l’Océan, la dévastation et la fuite ; mais lui-même, après le meurtre de Clitus, après la mort d’Éphestion, s’ensevelissait dans les ténèbres, pleurant tantôt son crime envers l’un, tantôt la douloureuse perte de l’autre ; et le vainqueur des peuples et des rois succombait à ses fureurs et à ses chagrins. C’est qu’il avait tout fait pour subjuguer l’univers plutôt que ses passions. Ô quelle profonde erreur captive ces mortels qui, jaloux d’étendre leur domination au delà des mers, mettent leur suprême bonheur à envahir par leurs soldats force provinces,