Aller au contenu

Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nation : pour peu qu’elle vacille, l’ébranlement est général. Mais a-t-elle cédé à la volupté, ses facultés aussi et son action se paralysent ; tout son effort n’est plus qu’impuissance et avortement.

Le parallèle que j’ai commencé, suivons-le jusqu’au bout : notre âme est tantôt roi, tantôt tyran : roi, quand ses vues tendent à l’honnête, et que veillant au salut du corps commis à sa garde, elle n’en exige rien de bas, rien d’avilissant ; si au contraire elle est emportée, cupide, sensuelle, elle tombe sous une qualification odieuse et sinistre, elle devient tyran. Alors des passions effrénées s’emparent d’elle et la poussent au mal, heureuses d’abord comme cette populace qui, aux largesses publiques, gorgée d’un superflu funeste, gaspille ce qu’elle ne peut dévorer. Puis quand, de progrès en progrès, la fièvre a miné toutes les forces, quand la moelle et les muscles sont pénétrés du poison de l’intempérance, l’image des plaisirs auxquels ses excès l’ont rendu inhabile fait la dernière joie de l’homme : en guise de voluptés qui lui soient propres, il a le spectacle de celles des autres, pourvoyeur et témoin de débauches dont l’abus lui a interdit l’usage. Moins flatté des délices qui affluent autour de lui que désespéré de voir que son palais ni son estomac ne peuvent absorber tout cet appareil de table, ni lui-même se vautrer dans tous les accouplements de ses mignons et prostituées, il gémit, car la plus grande part de sa félicité échappe à ses étroites facultés physiques, elle est perdue.

N’est-il pas vrai, cher Lucilius, que ce délire vient de ce que nul de nous ne songe qu’il est mortel, qu’il est débile, que nul, après tout, ne songe qu’il n’est qu’un ? Considère nos cuisines. Vois courir et se croiser au milieu de tous ces feux nos cuisiniers : te semble-t-il que ce soit pour un seul ventre qu’une telle cohue apprête tant de mets ? Vois les celliers où vieillissent nos vins, et ces greniers encombrés des vendanges de plus d’un siècle : te semble-t-il que pour un seul gosier se gardent depuis tant de consulats les vins de tant de pays ? Vois en combien de lieux le soc retourne la terre, que de milliers de colons l’exploitent et la fouillent : te semble-t-il que ce soit pour une seule bouche qu’on ensemence la Sicile et l’Afrique37. On reviendrait à la sagesse et on modérerait ses désirs si, se comptant pour un seul homme, et de plus38, mesurant la capacité de son corps, on se reconnaissait hors d’état de consommer ni beaucoup, ni longtemps. Mais rien ne te dispo-