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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/439

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À LUCILIUS

m’inquiétais sur quelle mer j’irais trafiquer et risquer mes jours, quelle branche d’impôts j’exploiterais, quelle denrée j’importerais. C’est une déception cela : me prêcher la pauvreté quand tu m’as promis des richesses !

Ainsi tu juges pauvre celui qui n’a faute de rien ? « Le mérite, dis-tu, en est à lui, à sa patience, non à sa situation. » C’est donc que tu ne le crois pas riche, par la raison qu’il ne saurait cesser de l’être ? Lequel vaut mieux d’avoir beaucoup ou d’avoir assez ? Qui a beaucoup désire davantage, preuve qu’il n’a point encore assez. Qui possède assez a obtenu ce que jamais riche n’a atteint, le terme du désir. Tu ne crois pas aux richesses du sage ! Est-ce parce qu’elles ne font proscrire personne ; parce qu’elles ne poussent point le fils à empoisonner son père, et la femme son mari ; parce que dans la guerre elles sont à l’abri, et dans la paix libres de soins ; parce qu’elles ne sont ni dangereuses à posséder, ni fatigantes à régir ? A-t-il peu l’homme qui, pour tout bien, ne souffre ni du froid, ni de la faim, ni de la soif ? Jupiter n’a pas plus. On n’a jamais peu dès qu’on a assez, jamais beaucoup dès qu’on n’est pas satisfait. Après Darius et les Indes vaincues, le Macédonien Alexandre est pauvre encore : il cherche encore à conquérir ; il fouille des mers inconnues, il lance les premières flottes qu’ait vues l’Océan ; il a forcé, faut-il le dire ? les barrières du monde. Ce qui suffit à la nature ne suffit pas à un mortel. Il s’en trouve un qui désire toujours après qu’il a tout. Tant sont aveugles nos esprits ! Tant l’homme, à mesure qu’il avance, oublie son point de départ ! Celui-ci, maître tout à l’heure d’un coin de terre obscur et maître contesté, vient de toucher le bout du monde, et n’ayant plus qu’à revenir par ce globe qu’il a tout conquis, il est triste3.

Jamais l’or ne fait riche ; au contraire il irrite davantage la soif de l’or. En veux-tu savoir la cause ? C’est que plus on a, plus il devient aisé d’avoir encore. Au surplus, fais venir ici qui tu voudras de ceux dont on accole les noms aux Crassus et aux Licinius ; qu’il apporte ses registres, qu’il suppute à la fois tout ce qu’il a et tout ce qu’il espère : à mon sens il est pauvre ; au tien même il peut l’être un jour. Mais l’homme qui s’accommode aux exigences de la seule nature, loin qu’il ressente la pauvreté, ne la craint même pas. Vois pourtant comme il est difficile de se réduire au pied de la nature : celui même que nous appelons l’homme de la nature et que tu nommes pauvre, celui-là aussi a du superflu. Mais l’opulence éblouit le peuple