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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/44

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le saut du foulon. Choisis lequel tu voudras de ces moyens : l’usage te le rendra facile. Mais quoi que tu fasses, reviens vite du corps à l’âme ; nuit et jour tu dois l’exercer, on l’entretient sans grande peine. Cet exercice, ni froid ni chaleur ne l’empêchent, ni même la vieillesse. Cultive ce fonds que le temps ne fait qu’améliorer. Non que je te prescrive d’être sans cesse courbé sur un livre ou sur des tablettes : il faut quelque relâche à l’âme, de manière toutefois à ne pas démonter ses ressorts, mais à les détendre. La litière aussi donne au corps un ébranlement qui ne trouble point la pensée : elle permet de lire, de dicter, de parler, d’écouter, tous avantages que nous laisse même la promenade à pied. Ne dédaigne pas non plus la lecture à haute voix ; mais point de ces efforts d’organe qui montent toute l’échelle des tons pour baisser brusquement. Veux-tu même apprendre l’art de déclamer en marchant ? Ouvre ta porte à ces gens auxquels la faim a fait inventer une science nouvelle : ils sauront régler ton allure, observeront le mouvement de tes lèvres et de tes mâchoires et pousseront la hardiesse aussi loin que ta patiente crédulité les laissera faire. Or voyons : faudra-t-il que tu débutes par crier et par développer toute la force de tes poumons ? Il est si naturel de ne s’échauffer que graduellement, que même ceux qui plaident prennent d’abord le ton ordinaire avant de passer aux éclats de voix. Aucun ne s’écrie dès l’exorde « À moi, concitoyens ! » Ainsi, selon l’idée, l’impulsion du moment, soutiens le pour, le contre d’une controverse ou plus animée ou plus lente, prenant aussi conseil de tes poumons et de ta voix. Toujours mesurée, quand tu veux la recueillir et la rappeler, qu’elle descende et ne tombe pas ; qu’elle garde le diapason de l’âme sa régulatrice et ne s’emporte pas à l’ignorante et rustique manie de vociférer. Ce n’est pas d’exercer la voix qu’il s’agit, mais de s’exercer par elle.

Grâce à moi te voilà hors d’un grave embarras : un petit cadeau, un présent d’ami va s’ajouter à ce service[1]. Écoute cette sentence remarquable : « La vie de l’insensé n’est qu’ingratitude, qu’anxiété, qu’élancement vers l’avenir. » – « Qui a dit cela ? » Le même que ci-devant. Or de quelle vie parle-t-il, selon toi ; de quel insensé ? de Baba ? d’Ision[2] ? Non ; il parle de nous, que d’aveugles désirs précipitent vers ce qui doit nous nuire, ou du moins ne nous rassasier jamais ; de nous qui, si nous

  1. Unus gradus. Lemaire. Un Mss: munus gratum.
  2. On ne sait quels sont ces personnages ridicules