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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/445

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À LUCILIUS

glement moral est le nôtre ! Cet avenir dont je parle s’accomplit en ce moment même, il est en grande partie arrivé. Car le temps que nous avons vécu est rentré dans le néant où il était avant que nous ne vécussions ; et quelle erreur de ne craindre que le jour suprême, quand chaque jour nous avance d’autant vers la destruction ! Ce n’est point le pas où l’on succombe qui produit la lassitude, il ne fait que la révéler. Le jour suprême aboutit à la mort, mais chaque jour s’y acheminait. Elle nous mine peu à peu, elle ne nous fauche pas9.

Aussi toute grande âme, ayant conscience de sa céleste origine, s’efforce-t-elle, au poste où elle est mise, de se conduire avec honneur et talent ; du reste, ne jugeant comme à elle aucun des objets qui l’entourent, elle en use à titre de prêts : elle est étrangère et passe vite10. Une pareille constance chez un homme n’est-elle pas comme l’apparition d’une nature extraordinaire, surtout, ai-je dit, si cette grandeur est démontrée vraie en ce qu’elle est toujours égale ? Le vrai demeure invariable ; le faux ne dure pas. Certains hommes sont tour à tour Vatinius et Catons : tout à l’heure ils ne trouvaient pas Curius assez austère, Fabricius assez pauvre, Tubéron assez frugal, assez simple dans ses besoins ; maintenant ils luttent d’opulence avec Licinius, de gourmandise avec Apicius, de mollesse avec Mécène. La grande marque d’un cœur corrompu est de flotter, de se laisser ballotter sans fin des vertus qu’on simule aux vices qu’on affectionne.

 On lui voyait tantôt deux cents esclaves,
Tantôt dix ; il n’avait que tétrarques et rois
Et grandeurs à la bouche ; et puis, baissant la voix :
« Une table à trois pieds, une simple salière,
Pour me parer du froid une toge grossière,
C’est assez. » À cet homme exempt de passions,
Chiche, content de peu, donnez deux millions :
En cinq jours bourse vide…[1]

Tous ceux dont je parle sont représentés par ce personnage d’Horace, jamais égal ni semblable à lui-même, tant il erre d’un excès à l’autre. Tels sont beaucoup de caractères, je dirais presque tous. Quel est l’homme qui chaque jour ne change de dessein et de vœu ? Hier il voulait une épouse ; aujourd’hui, une maîtresse ; tantôt il tranche du souverain, tantôt il ne tient

  1. Horace, I., Sat. III, v. II.