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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/458

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les entend plus ; et difficilement l’on bannit de son âme le concert enchanteur : il nous poursuit, il se prolonge, il revient par intervalles. Fermons donc l’oreille aux discours pervers, surtout aux premières insinuations. Car dès qu’elles ont pris pied et se sont fait admettre, elles osent davantage. De là on arrive à nous dire : « La vertu ! la philosophie ! la justice ! termes sonores, vides de sens. Le seul bonheur, c’est de traiter joyeusement la vie, manger, boire et jouir sans gêne de son patrimoine ; voilà vivre, voilà se rappeler qu’on est mortel. Les jours s’écoulent, la vie s’échappe pour ne plus revenir ; et l’on hésite ? Que sert d’être sage ? On est jeune, on ne sera pas toujours propre au plaisir : pourquoi, à cet âge qui peut le goûter, qui le réclame, s’infliger l’abstinence ; vouloir mourir par avance, et tout ce que la mort nous enlèvera, se le retrancher dès maintenant ? Tu n’as point de maîtresse, point de mignon pour rendre ta maîtresse jalouse ; tu sors chaque matin le gosier sec ; tes soupers sont d’un fils qui doit soumettre à son père son journal de dépense. Ce n’est pas là jouir, c’est assister aux jouissances des autres. Quelle folie de te faire le gérant de ton héritier, de tout te refuser, pour que ton ample succession d’un ami te fasse un ennemi, d’autant plus joyeux de ta mort qu’il en recueillera davantage ! Ces gens moroses, au front sourcilleux, censeurs de nos plaisirs, ennemis d’eux-mêmes, pédagogues du genre humain, compte-les pour moins qu’une obole, et préfère hardiment bonne vie à bonne renommée. »

Propos à fuir non moins que ces voix à portée desquelles Ulysse ne voulut passer que lié à son mât. Ils ont le même pouvoir : ils chassent de nos cœurs patrie, famille, amitié, vertus ; leur doctrine, plus dégradante encore, envoie l’homme se briser aux écueils d’une vie de honte et de misère. Qu’il vaut bien mieux aller droit son chemin, et s’élever à cette hauteur où plus rien n’a de charme pour nous que l’honnête ! Et nous pourrons y atteindre, si nous savons faire deux parts des choses, dont les unes nous invitent et les autres nous repoussent. Ce qui invite, ce sont les richesses, les plaisirs, la beauté, les honneurs, tout ce qui nous flatte et nous rit ici-bas. Ce qui repousse, c’est le travail, la mort, la douleur, l’ignominie, une vie de privations. Eh bien, il faut s’habituer à ne pas désirer les uns, à ne pas craindre les autres. Luttons contre ces deux tendances : fuyons ce qui nous invite, faisons face à ce qui nous attaque. Ne vois-tu pas combien l’homme qui monte diffère d’attitude avec