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QUESTIONS NATURELLES.

nitre ou de bitume. L’eau viciée de la sorte est une boisson qui peut donner la mort. Tel est ce fleuve des Cicones dont l’eau, selon Ovide,

Pétrifie en passant l’estomac qu’elle arrose ;
Le marbre enduit bientôt tout ce qu’on y dépose.


Elle est minérale et contient un limon de nature telle, qu’il solidifie et durcit les corps. Le sable de Pouzzole devient pierre au contact de l’eau ; ainsi, par un effet contraire, l’eau de ce fleuve, en touchant un corps solide, s’y attache et s’y colle ; et tout objet qu’on jette dans son lit n’en est retiré qu’à l’état de pierre ; transformation qui s’opère en quelques endroits de l’Italie : une branche, une feuille plongée dans l’eau s’y change, au bout de quelques jours, en une pierre formée par le limon qui se dépose autour de ce corps, et y adhère insensiblement. La chose te paraîtra moins étrange si tu réfléchis que l’Albula et presque toutes les eaux sulfureuses enduisent d’une couche solide leurs canaux et leurs rives. Il y a une propriété analogue dans ces lacs dont l’eau, au dire du même poète,

De qui s’y désahère égare la pensée,
Ou clôt d’un lourd sommeil sa paupière affaissée.


Elle agit comme le vin, mais avec plus de force. De même que l’ivresse, tant qu’elle n’est pas dissipée, est une démence, ou une pesanteur extrême qui jette dans l’assoupissement ; de même ces eaux sulfureuses, imprégnées d’un air nuisible et vénéneux, exaltent l’homme jusqu’au délire, ou l’accablent d’un sommeil de plomb. Les eaux du Lynceste ont cette maligne influence :

Quiconque en a trop bu tout aussitôt chancelle :
On dirait que le vin a troulilé sa cervelle[1].

XXI. Il y a des cavernes sur lesquelles on ne peut pencher la tête sans mourir ; l’empoisonnement est si prompt, qu’il fait tomber les oiseaux qui volent par-dessus. Tel est l’air et tel est le lieu d’où s’échappent ces eaux mortelles. Si la nature pestilentielle de l’air et du sol a moins d’énergie, leur malignité est moindre ; elle se borne à attaquer les nerfs, c’est comme une ivresse qui les engourdit. Je ne m’étonne pas que le sol et l’air corrompent l’eau et lui communiquent quelque chose des

  1. Ces vers et les quatre autres qui précèdent sont lires des Métam. d'Ovide, XV, 343, 330.