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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/544

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QUESTIONS NATURELLES.

devient nuit, nuit d’horreur et d’effroi, coupée par intervalles d’une clarté sinistre ; car la foudre ne cesse de luire ; les tempêtes bouleversent la mer qui, pour la première fois, grossie par les fleuves qui s’y jettent, et trop resserrée dans son lit, va reculant ses bords. Elle n’est plus contenue par ses limites, mais par les torrents qui lui font obstacle et refoulent ses vagues en arrière ; puis eux-mêmes, en grande partie, refluent comme arrêtés à une embouchure trop restreinte et donnent aux champs l’aspect d’un lac immense. Tout ce que la vue peut embrasser est occupé par les eaux. Toute colline est cachée sous l’onde, dont la profondeur est partout immense ; les cimes seulement des plus hautes montagnes sont encore guéables. Là, sur ces sommités du globe, se sont réfugiés les hommes avec leurs enfants, leurs femmes, leurs troupeaux qu’ils chassent devant eux. Plus de communications pour ces malheureux, plus de passage d’un point à l’autre ; l’eau a tout comblé sous leurs pieds. Ainsi se cramponne à toutes les éminences ce qui reste du genre humain ; heureux encore, dans cette extrémité, d’être passé de l’épouvante à une stupeur morne ; la surprise n’a pas laissé place à l’effroi ; la douleur même n’est plus possible ; car elle perd sa force dès qu’on souffre au delà de ce qu’on peut sentir. On voit donc s’élever, comme des îles, des pointes de montagnes, de nouvelles Cyclades, comme l’a si bien dit le plus ingénieux des poëtes, qui ajoute, avec une magnificence digne du tableau :

Tout était mer ; la mer n’avait plus de rivages[1].


Mais le noble entraînement de son génie et du sujet devait-il se rabattre à ces puériles niaiseries :

Au milieu des brebis on voit nager les loups
Et les fauves lions que le déluge emporte ?


C’est être peu sobre d’esprit que d’oser en faire sur ce globe dévoré par les eaux. Il était grand le poëte, et cette immense scène de bouleversement, il l’embrassait bien dans ces vers :

Les fleuves ont couvert les plaines désolées,
Ont roulé sur les tours dans l’abîme écroulées.


Tout cela était beau, s’il ne se fût pas occupé de ce que faisaient les brebis et les loups. Nage-t-on dans un déluge qui

  1. Ovide, Métam., I, vers 292 et suiv