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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/582

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QUESTIONS NATURELLES.

tières et n’équipe pas des flottes dans un but mystérieux ? Que sais-je si tel ou tel vent ne va pas m’apporter la guerre ? Quel grand pas vers la paix du monde, si les mers nous eussent été closes ! Cependant, je le dis encore, nous ne pouvons nous plaindre du divin auteur de notre être, quand nous dénaturons ses bienfaits par un usage contraire à ses desseins. Il a donné les vents pour maintenir la température du ciel et de la terre, pour attirer ou repousser les pluies, pour nourrir les moissons et les fruits des arbres ; l’agitation même qu’ils produisent hâte, entre autres causes, la maturité ; ils font monter la sève, le mouvement l’empêche de croupir. Il a donné les vents pour qu’on puisse connaître ce qui est au delà des mers ; car quel être ignorant que l’homme, et qu’il aurait peu d’expérience des choses, s’il était renfermé dans les limites du sol natal ! Il a donné les vents pour que les avantages de chaque contrée du globe deviennent communs à toutes, non pour transporter des légions, de la cavalerie, les armes les plus meurtrières de chaque peuple4. À estimer les dons de la nature par l’usage pervers qu’on en fait, nous n’avons rien reçu que pour notre mal. À qui profite le don de la vue, la parole ? Pour qui la vie n’est-elle pas un tourment ? Trouve-moi une chose tellement utile sous tous les aspects, qu’elle ne soit pas transformée par le crime en arme nuisible. Les vents aussi, la nature les avait créés pour servir au bien ; nous en avons fait tout le contraire. Tous nous mènent vers quelque fléau. Les motifs de mettre à la voile ne sont pas les mêmes pour chacun de nous : nul n’en a de légitimes ; divers stimulants nous excitent à tenter les hasards de la route ; mais toujours est-ce pour obéir à quelque vice. Platon dit ce mot remarquable, et nous finirons par son témoignage : « Ce sont des riens que l’homme achète au prix de sa vie. » Oh ! oui, mon cher Lucilius, si tu es bon juge de la folie des hommes, c’est-à-dire de la nôtre (car le même tourbillon nous emporte), tu riras surtout à l’idée qu’on amasse, dans le but de vivre, ce qu’on n’acquiert qu’en usant sa vie !